Il y a des rendez-vous incontournables qui marquent une année judiciaire. Le 19 janvier, la Conférence du jeune barreau de Bruxelles prenait soin d’organiser la rentrée solennelle de l’Ordre français du barreau de Bruxelles.
Le programme était à la hauteur de l’événement : tout simplement de quoi faire rêver et ce fut le cas !
Après que Monsieur le Bâtonnier du barreau de Bruxelles et le Président de la Conférence du jeune barreau de Bruxelles aient accueilli leurs invités, venant de tous les horizons, le jeudi soir par une réception à l’Hôtel de Ville de Bruxelles, la matinée du vendredi fut consacrée à un colloque sur le statut et le rôle de l’entreprise confrontée aux défis majeurs du 21ème siècle, sous le titre : « L’entreprise à l’épreuve du feu : développement durable, RSE, ESG, contentieux climatique ». Sous la direction scientifique de Maître Xavier Dieux, une sélection de très haut niveau d’intervenants du monde juridique, des affaires et des sciences a été invitée à participer aux débats.
Ilham Kadri, CEO de Syensqo, un spin-off de Solvay, a plaidé en faveur de la responsabilité des gouvernements pour encourager les entreprises à s'investir dans la lutte contre le changement climatique. Elle soulignait la nécessité d'un "level playing field" à créer par les autorités en stimulant la demande de produits verts, en reconnaissant les contributions positives des entreprises et en simplifiant les règles pour l'obtention des permis.
Les dernières années ont été marquées par une explosion du contentieux climatique. La majorité des procédures a été engagée contre des gouvernements, une petite minorité contre des entreprises. Antonin Lévy, avocat au barreau de Paris, a abordé cette évolution. Il y a des succès, mais également les défis. Des lacunes du système judiciaire, telles que l'absence d'un cadre procédural et une législation imparfaite, peuvent donner l’idée que le juge se défausse de son rôle. La Professeure Séverine Menetry a reconnu ce problème. La convention d'Aarhus, adoptée en 1998 et signée par 39 États, dont la Belgique, ainsi que par la Communauté Européenne, avait pour objectif d'accroître la participation des citoyens dans les questions environnementales ; cependant, la réalité actuelle est loin de cet idéal. L'activisme par accès au juge dans les affaires climatologiques notamment l'utilisation des tribunaux comme moyen de pression pour promouvoir des actions en faveur de la protection de l'environnement et de la lutte contre les changements climatiques, a besoin d’avocats créatifs pour gagner du terrain. Dans ce contexte de contentieux climatique, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) joue un rôle crucial selon Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la CEDH et professeure émérite à l'Université Catholique de Louvain. Bien qu'elle ait plus de 50 ans, la Convention Européenne des droits de l’homme a prouvé ses mérites en tant que "gardienne de promesse" dans le domaine du climat.
« Nous devons résoudre un problème réel, et les dirigeants doivent le faire » a déclaré Harm-Jan De Kluiver, soulignant la responsabilité des entreprises et de leurs dirigeants. “How can we nudge companies and directors to do more?” Il a mis en lumière le dilemme auquel les administrateurs sont confrontés, étant tenus de poursuivre les objectifs de rentabilité tout en effectuant des choix durables, souvent en contradiction avec la mission sociale de l'entreprise. L'avocat au barreau d'Amsterdam et professeur à l'Université d'Amsterdam a plaidé en faveur de l'introduction d’un « exceptio klimatologica » protégeant les directeurs optant pour des solutions durables au détriment du profit, contre les recours en responsabilité. Jean-Pierre Hansen a souligné que la plasticité de l’entreprise est sans limites, mais que des règles, plutôt que des normes souples (soft law), sont nécessaires pour inciter efficacement les entreprises à adopter des solutions durables.
L’entreprise est une entité politique qu’il faut démocratiser, a indiqué la Professeure Isabelle Ferreras. Nous faisons face à une déstabilisation profonde des conditions de vie sur Terre. Cependant, nous persistons avec le même modèle extractif qui perçoit la planète comme une ressource et les humains comme une "ressource humaine". Elle a défendu un modèle de bicamérisme économique, dans lequel le gouvernement d’une entreprise reposerait sur deux chambres : « apporteurs en capital », les propriétaires et les actionnaires, et les « investisseurs en travail », les travailleurs et travailleuses.
Ancien ministre des Finances, ancien ministre de la Justice et professeur à la KU Leuven, Koen Geens a conclu la matinée en synthétisant les travaux du colloque. Des erreurs capitales ont été faites dans les années 70, qui ont conduit à la crise climatique actuelle. La science exacte est un baromètre : si elle nous dit qu’il y a un problème climatologique, nous ne pouvons que l’accepter. « The progress of mankind comes from science », mais la science seule ne résoudra pas le problème. Il nous faut un contrôle prudentiel renforcé, plutôt qu’une approche jurisprudentielle avec plus que des sanctions symboliques. Avec la mise en place d'une agence administrative obligeant les entreprises à produire un rapport annuel sur leurs efforts durables, nous devons placer les entreprises devant leurs responsabilités pour qu'elles fassent mieux.
Vinrent ensuite le moment toujours très attendu de la remise des prix et des discours.
Après que le Président de la conférence du jeune barreau de Bruxelles ait rappelé le rôle majeur rempli par sa commission axé sur trois piliers que sont la formation professionnelle, la création d’un espace de convivialité et de confraternité, et la possibilité de découvrir un nouvel environnement professionnel, la séance solennelle fut l’occasion de récompenser plusieurs consœurs et confrères qui se sont distingués au cours de l’année écoulée.
Monsieur le Bâtonnier a ensuite mis en lumière les nouveaux membres d’honneur de son barreau après avoir rappelé que ceux-ci constituaient assurément des guides et repères pour les générations futures tant par leurs convictions que par leurs combats en tant que défenseurs des droits humains, et pour le respect des libertés et des droits fondamentaux qui doivent primer avant tout dans un Etat de droit.
C’est ainsi que fut décerné tout d’abord le titre de membre d’honneur du barreau de Bruxelles à titre posthume à Maître Henri La Fontaine (1854-1943). Il fut un avocat spécialisé dans le droit international. Pacifiste, il a promu cette discipline comme moyen d’installer la paix dans le monde au travers d’associations belges et internationales, notamment au sein du Bureau international de la paix qu’il a présidé à partir de 1907 jusqu’à son décès. Celui-ci reçut le prix Nobel de la paix en 1913 en raison de son passé d’internationaliste et de pacifique militant.
Le titre de membre d’honneur du barreau de Bruxelles a ensuite été remis à Maître Nasrin Sotoudeh. Cette avocate iranienne dont la vie est en permanence en danger et malgré plusieurs arrestations et incarcérations, mène depuis très longtemps en Iran un combat notamment pour la défense des droits humains et pour la sauvegarde des droits de la femme, en luttant contre l’oppression du pouvoir iranien qui mène à une régression des droits fondamentaux. Maître Nasrin Sotoudeh a été honorée de nombreuses distinctions dont le prix Sakharov, le prix Ludovic Trarieux, le Right Livelihood Award (prix nobel alternatif), le prix Badinter.
N'ayant pu quitter son pays, elle a fait parvenir une lettre poignante qui fut lue lors de la séance solennelle, ne pouvant laisser personne insensible face à son combat de tous les jours. Elle a ainsi rappelé qu’à ce jour, 162 avocats au motif qu’ils exercent leur profession en Iran, ont été condamnés et qu’il est plus que nécessaire que la communauté internationale se mobilise pour la défense des avocats et du droit des femmes.
Le titre de membre d’honneur du barreau de Bruxelles fut ensuite décerné à Madame Françoise Tulkens. Ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme et professeure émérite à l’université catholique de Louvain, son engagement sans limite pour la défense des droits humains ne peut que susciter une admiration sans borne. Elle prononcera des remerciements en insistant avec pertinence et justesse qu’il est tout à fait intolérable que la vie des défenseurs des droits humains puisse encore être en mise en danger, qu’il est impensable de défendre les droits fondamentaux d’un Etat de droit au péril de sa vie et qu’il faut aussi avoir le courage et l’audace de dénoncer l’inacceptable.
Après le temps des médailles et des honneurs, est venu le temps des discours.
Maître Audrey Lackner nous a fait voyager au-delà des nuages ; dans un discours engagé, elle nous a fait part de sa colère face au délitement voire la disparition de l’Etat de droit, son indignation par rapport au mépris grandissant à l’égard des valeurs fondamentales propres à un Etat de droit ; à ses yeux, l’Etat de droit s’effrite, le populisme s’impose progressivement bouleversant les structures de l’Etat de droit et bafouant les libertés individuelles. Face à ces constats, Maître Lackner se veut combative et considère que ce déclin de l’Etat de droit nous lance un véritable défi en tant que citoyen et en tant qu’avocat, en rappelant à cet égard les propos de l’ancien Président d’AVOCATS.BE Xavier Van Gils : « les avocats sont les garants de la démocratie, du fonctionnement de nos institutions et du respect de nos droits et libertés fondamentaux ».
Son discours se voulant avant tout un cri de détresse, l’oratrice conclura en indiquant n’avoir pas la solution mais avoir l’espoir qu’il n’est pas trop tard…espoir qu’à partir de maintenant, nous prendrons toutes et tous nos responsabilités pour éviter ce déclin de l’Etat de droit.
Après l’orage et ses éclairs, un retour à une certaine accalmie. Maître Arnaud Hamann en sa qualité de président de la conférence du jeune barreau de Bruxelles prononcera une réplique tout en finesse et en nuance. Après avoir reconnu qu’il était touché par le discours politique de l’oratrice et qu’il était d’accord avec elle quant à ses constats (sous-financement structurelle de la justice par l’Etat belge, transgression régulière par celui-ci des droits fondamentaux…), il s’est demandé si ces constatations permettaient à eux seuls de démontrer que nous ne vivons plus ou bientôt plus dans un Etat de droit.
Enfin, au-delà de l’arc-en-ciel, les nuages se sont dissipés et le ciel est devenu infiniment bleu. Monsieur le Bâtonnier Emmanuel Plasschaert, après avoir également indiqué qu’il était d’accord avec les constats de l’oratrice, nous a invités à relativiser. En agissant de la sorte, c’est aussi rendre justice et ce n’est pas minimiser.
Il nous a convié à être encore plus demain qu’aujourd’hui les ambassadeurs infatigables des valeurs fondamentales sur lesquelles repose un Etat de droit. A l’instar de Henri La Fontaine, de Nasrin Sotoudeh et de Françoise Tulkens dont les combats se rejoignent, il nous a poussé à défendre inlassablement une certaine idée du vivre-ensemble, de la solidarité et de l’ouverture au monde et aux autres, à respecter la dignité de chacun et promouvoir le devoir imprescriptible de la fraternité entre tous et l’humanité inaliénable de chaque personne.
S’en est suivi le diner de gala qui a eu lieu à l’aéroport de Zaventem dans un lieu emblématique soit le Skyhall qui fut l’ancien hall des départs de Brussels Airport et qui avait eu pour mission à l’origine d’accueillir les visiteurs de l’Exposition universelle de 1958. Entre les plats, les invités ont pu apprécier les prouesses artistiques de jeunes gymnastes sous un fond musical.
La soirée se termina sur la piste de danse sous un rythme endiablé jusqu’aux petites heures du matin.
Le concert de la rentrée se donna dans la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Les virtuoses du jour furent Monsieur Yoon-Soo Yeo au violoncelle, Monsieur José Andres Navarro Silberstein au piano ainsi que Madame Dana Protopopescu. Les invités eurent le grand plaisir de redécouvrir quelques œuvres musicales de Bach, Schubert et Schumann.
Sous le tempo de l’excellence, les participants à cette rentrée se souviendront longtemps de ces moments de convivialité et de confraternité, de réflexions sur les valeurs fondamentales d’un état de droit et d’un colloque captivant sur les enjeux de développements durables auxquels sont confrontés les entreprises.
Bernard Ceulemans et Katrien Crauwels