Peter Callens et Pierre Sculier : regards croisés sur la défédéralisation de la Justice

Dans le cadre des grandes interviews que je vous propose cette année, la deuxième porte sur un sujet important : la défédéralisation de la Justice. Je vous propose cette fois une entrevue croisée des deux présidents des ordres communautaires : Pierre Sculier (OBFG) et Peter Callens (OVB).

Jean-Joris Schmidt,
Administrateur


Question 1 :

Lors de la formation du gouvernement en 2019, certains partis ont évoqué ouvertement le projet de défédéralisation de la justice. Aujourd’hui, ce sujet revient, surtout au nord du pays, en prémices de la campagne électorale pour 2024. Quelle est la position défendue par votre Ordre communautaire à ce sujet ?

Pierre Sculier, président d'AVOCATS.BE :

La question d’une éventuelle défédéralisation de la justice a été effectivement relancée, plus particulièrement dans le monde politique flamand.

La ministre flamande de la justice Zuhal Demir s’est interrogée sur une défédéralisation des compétences qui placerait la justice entièrement entre les mains des communautés avec des compétences fédérées limitées. Elle a expliqué à cet égard :

« Tant la justice que la sécurité dans notre pays sont sources de frustration pour beaucoup de personnes, moi y compris.  En raison de la surpopulation carcérale, nos voisins refusent de nous livrer des prisonniers et les condamner font de plus en plus souvent l’objet d’une simple surveillance électronique, ce qui renforce le sentiment d’impunité.  Il faut souvent attendre des années pour un jugement, et la semaine dernière, on a vu des victimes néerlandophones être traitées comme des citoyens de seconde zone dans le procès d’assises du siècle. Indépendamment de tout débat idéologique, la plupart des flamands font la même analyse.

Il s’agit avant tout de faire face à un problème démocratique fondamental.  Un Etat véritablement démocratique est composé des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.  Nous disposons de deux premiers piliers. Il manque juste le dernier aux entités fédérées.  En tant que démocrate, cela me pose problème ».

A cette fin, elle a confié une étude à des constitutionalistes de la KU Leuven Messieurs Arvid ROCHTUS et Stefan SOTTIAUX.

La conclusion des constitutionalistes est qu’une telle défédéralisation serait possible.

Il y a deux ans, mon prédécesseur, le Président Xavier Van Gils, et moi-même avons fait le tour des partis politiques francophones afin de connaitre leurs positions et vue que la question. Nous n’avons pu que constater qu’à leur niveau, la question n’est pas mûre et ne suscitait certainement pas un engouement.

Il n’est pas possible d’expliquer la position de l’ordre communautaire que je préside sur la question car, à ce jour, que ce soit au niveau de l’assemblée générale ou du conseil d’administration, nous n’avons pas encore débattu de ce sujet.

Un point me parait central : si nous sommes amenés à exprimer des vues sur cette question ou à donner des avis sur d’éventuels projets initiés par le pouvoir politique, nous devrons avoir cœur de veiller avant tout sur les intérêts du justiciable, conformément à la mission de l’article 495 du Code judiciaire.

Pour le justiciable, la justice est avant tout un service public auquel nous devons veiller à garantir l’accès.

Enfin, je pense que, comme ordre communautaire, nous sommes une institution et que notre rôle n’est pas d’exprimer des positions de nature politique.  Mais la vigilance s’impose.

Peter Callens, président de l'Orde van Vlaamse Balies :

L’OVB n’a, pour l’heure, pas de position officielle sur la défédéralisation de la justice, mais cela ne signifie pas que je n’ai pas d’opinion sur la question. Je vous livre donc mes réflexions personnelles. 

Il ne nous appartient pas, selon moi, en tant qu’institution du barreau, de nous prononcer sur un sujet éminemment politique. Ce sont les représentants du peuple qui devront trancher, à la suite d’un débat au parlement, en tenant compte de la majorité qui se dégagera après les élections. 

Toutefois, le barreau ne peut rester muet face aux défis qu’inévitablement le projet de défédéralisation entraîne pour le fonctionnement de la justice. Les avocats doivent rester vigilants. Nous devrons attirer l’attention des formations politiques favorables à une défédéralisation – et je peux vous dire qu’en Flandre, elles sont nombreuses – sur la très grande complexité de l’exercice et sur les écueils d’une simplification hâtive ou populiste. Mais nous pouvons aussi mettre en avant les avantages que nous percevons, et je crois qu’il y en a.

Pour ma part, je ne veux absolument pas me profiler comme un saboteur, ni de la défédéralisation, ni du maintien du statu quo. Si une majorité politique se dégage en faveur d’une défédéralisation, nous nous en accommoderont parfaitement. Nous serons constructifs et agirons au mieux des intérêts de nos confrères et des justiciables que nous défendons.

Au fond, ma question aux politiciens est relativement simple : êtes-vous certains qu’en défédéralisant la justice, elle fonctionnera mieux, dans l’intérêt du citoyen, ou en doutez-vous ? Si le doute prévaut, il vaudrait mieux améliorer le fonctionnement de la justice fédérale actuelle, sans s’encombrer d’une scission difficile à réaliser et aux conséquences hasardeuses. Je suis un adversaire farouche d’une défédéralisation qui ne serait que le symbole d’une volonté d’acquérir plus d’autonomie : seul l’intérêt du citoyen compte.
 

Question 2 :
S’il doit y avoir une défédéralisation, envisagez-vous plutôt une régionalisation ou une communautarisation ? Si l’on estime que la justice est une matière personnalisable, ce devrait être une communautarisation. Quel serait alors le sort des habitants de Bruxelles ?

Pierre Sculier :

La question est complexe et difficile à aborder de façon succincte. Elle est délicate d’un point de vue politique (la tendance du monde politique flamand étant clairement en faveur d’une communautarisation) ; elle pose également de nombreuses difficultés pratiques et de principe.

Un aspect important est l’aspect financier. Nous nous plaignons déjà d’un sous-financement de la justice. Ne risquerions-nous pas d’aller vers un scénario qui serait encore pire ?

Les entités fédérées devraient en tout cas disposer des moyens financiers pour exercer de telles nouvelles compétences.

Un problème de dotation va se poser, notamment compte tenu de l’importance du nombre de dossiers et du volume de certains d’entre eux, que la justice bruxelloise a à connaitre.

Si le critère pris en considération est celui de l’IPP, il serait certainement défavorable aux francophones en cas de régionalisation de la justice.

Si le critère pris en considération est celui des besoins objectifs, il pourrait être plus favorable à une communautarisation pour les francophones, mais cela impliquerait que la justice soit une matière personnalisable.

Le sort de la Région de Bruxelles-Capitale me paraît constituer une difficulté majeure qui ne peut être négligée par une approche du type « on trouvera bien une solution à Bruxelles ! ».  Bruxelles représente en effet 10% de la population du Royaume, et les juridictions bruxelloises ont souvent à connaitre les plus gros contentieux.

Je conçois également mal comment, sur un même territoire, il pourrait y avoir deux ordres juridictionnels différents, à fortiori si ces ordres étaient appelés à appliquer des normes juridiques différentes. Y aurait-il deux parquets également compétents sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale ? Cela ne pourrait générer que confusion et inefficacité ! En cas de défédéralisation de la justice, la régionalisation me paraît donc la meilleure option, sinon la seule option possible.

Peter Callens :

Encore faut-il qu’on s’entende sur la notion de « justice ». Vise-t-on l’ensemble des compétences actuellement réunies au sein du SPF Justice ? Je m’explique : le ministère de la Justice s’occupe des questions de droit matériel. La réforme du code civil, c’est le ministre de la Justice qui la propose au Parlement. Veut-on défédéraliser le droit civil ? Le droit pénal ? Tout cela se conçoit, c’est le cas par exemple aux Etats-Unis, où les deux niveaux de législation coexistent – avec, il faut bien le reconnaître, toutes les difficultés procédurales ou autres que cela entraîne. Si c’est ainsi qu’on comprend la défédéralisation, la communautarisation ne se conçoit pas. Il faudrait alors régionaliser. En effet, on ne peut pas appliquer simultanément, sur un même territoire – celui de Bruxelles – deux droits matériels différents. 

En revanche, si on se limite à défédéraliser les institutions de l’ordre judiciaire, une communautarisation peut se concevoir, à tout le moins en théorie. Les tribunaux du niveau de première instance et les tribunaux de police ont déjà été scindés. Il faudra donc surtout se faire une religion sur l’avenir de la cour d’appel de Bruxelles et, ce n’est pas si simple, sur les justices de paix. À mon sens, en cas de défédéralisation, il faudrait maintenir les justices de paix bilingues actuelles et conclure à cet effet un accord interfédéral.

Quant au parquet général et au parquet de Bruxelles, je ne vois pas comment une scission pourrait contribuer à un meilleur fonctionnement de la justice.

 

Question 3 :
Une défédéralisation de la justice signifie des règles judiciaires propres à chacune des entités. Cela signifie-t-il pour vous que d’autres matières, de droit positif, comme le droit pénal ou le droit familial seront également de la compétence des entités fédérées ?

Pierre Sculier :

La réponse à cette question est liée la première.

Seule une régionalisation de la justice permettrait aux entités fédérées d’adopter de nouvelles normes qui leur seraient propres pour des matières comme le droit pénal et le droit familial.

Il est en effet inimaginable d’avoir, dans un même territoire, des normes pénales différentes. Ce serait totalement incompatible avec le principe de droit constitutionnel essentiel qu’est l’égalité devant la loi.

Une autre question est s’il est souhaitable ou non que des matières essentielles comme celles citées soient défédéralisées. Il s’agit bien entendu d’un choix politique.

En tant que président de l’ordre communautaire, je demeure avant tout soucieux de l’intérêt du justiciable. Celui-ci doit avoir accès à la justice mais aussi au droit. Cet accès au droit serait rendu plus complexe par une défédéralisation poussée dans de telles matières. Cela serait également source d’insécurité juridique.

En tant que citoyen, il me paraît évident que cela constituerait un facteur important de diminution de la cohésion nationale.

Peter Callens :

C’est toute la question de la définition du concept de « justice » dont nous venons de parler. Le choix de la définition est un choix politique particulièrement lourd de conséquences. C’est ce choix qui dictera la formule de la défédéralisation : communautarisation ou régionalisation. Et il faudra décider du sort à réserver à la communauté germanophone !

Quelle que soit votre préférence intuitive, affective ou rationnelle personnelle, ce qui manque cruellement dans ce dossier, c’est un calcul financier fiable : quel est l’impact budgétaire, quel est le coût – ou le gain – sociétal d’une telle révolution, car c’en est une, en tenant compte des différentes hypothèses ?  

 

Question 4 :
Quel rôle conserveront, selon vous, la Cour de cassation, la Cour constitutionnelle et le Conseil d’Etat ?

Pierre Sculier :

Cette question me permet d’embrayer sur la nécessaire cohésion.

Je pense que nos trois juridictions faîtières devraient non seulement être maintenues, mais aussi conserver leurs compétences actuelles. Il me paraît essentiel de conserver une cohésion dans la façon d’appliquer et d’interpréter les normes juridiques dans leur ensemble, et ce, malgré les diversités qui existent déjà et qui iront en s’accroissant.

Nos juridictions ont démontré leur capacité à le faire, et c’est un gage de réussite dans la construction d’un Etat fédéral.

La défédéralisation de la justice pourrait affaiblir la culture juridique commune que nous connaissons et conduire à des cultures juridiques différentes. Ce serait regrettable, tant pour la sécurité juridique que pour la cohésion de notre système juridique. Le maintien d’une jurisprudence commune au niveau des plus hautes juridictions est de nature à pallier un tel inconvénient possible.

Dans le même esprit, il me paraît souhaitable de maintenir le Parquet fédéral et le Collège des procureurs généraux.

Peter Callens :

Il me semble que la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État devraient rester des instances fédérales. N’oubliez toutefois pas que, pour la partie flamande du pays, le contentieux administratif a déjà été défédéralisé en partie. La partie francophone pourrait suivre ce courant. Mais ce n’est pas à moi qu’il appartient de donner des conseils à ce sujet. 

Quant à la Cour de cassation, ma préférence va clairement dans le sens d’un maintien au niveau fédéral. Bien sûr, si de larges chapitres du droit matériel sont défédéralisés, certains pourraient réclamer une Cour de Cassation séparée pour chaque entité fédérée. Mais je pense que ce serait une erreur. Ne négligeons pas l’ampleur du contentieux du « droit interrégional privé », cette nouvelle sorte de D.I.P., qui sera indispensable au règlement des questions de droit applicable. Il est préférable qu’une seule Cour de Cassation puisse, à cet égard, assurer le maintien de l’unité de jurisprudence. Les questions de droit régional pur peuvent être jugées par des sections spécialisées de la Cour, moyennant sans doute un élargissement des cadres.

 

Question 5 :
Quels sont les avantages et quels sont les inconvénients que vous verriez à une telle défédéralisation ?

Pierre Sculier :

Dans le registre des avantages, je me réfère à la déclaration de la ministre flamande de la justice reprise dans ma réponse à la première question. Ceci peut être une façon de rapprocher le citoyen de la justice en ayant un ordre judiciaire émanant de l’entité fédérale à laquelle il se rattache. N’est-il pas sain dans une démocratie de rapprocher le Ius du Iudex, la norme juridique étant de plus en plus appelée à être elle-même défédéralisée ?

Mais un tel avantage est-il vraiment significatif ? La norme européenne est appliquée au quotidien par les juges nationaux, sans proximité avec le législateur européen.

Une défédéralisation de la justice permettrait aux entités fédérées d’adapter leur système judiciaire à leurs spécificités et à leurs besoins propres. Cela pourrait également être le cas en matière de politique carcérale.

Comme inconvénient, il y aurait sans doute une complexité accrue du partage des compétences entre les différentes juridictions, dont la symétrie (telle qu’elle existe pour l’essentiel aujourd’hui, sauf en matière administrative) ne serait plus garantie.

Pour garantir l’accès à la justice, il faut éviter les conflits de juridiction et maintenir la règle figurant à l’article 660 du Code judiciaire. Le juge saisi statue en cas de renvoi le juge auquel la cause est envoyée statue.  Le justiciable ne doit pas se perdre dans des méandres de conflits de compétence. Ceci peut s’avérer difficile avec des structures judiciaires asymétriques.

Le même type de difficulté se poserait en matière d’emploi des langues.

Les dispositions actuelles devraient être maintenues, telles qu’elles sont été modifiées suite à la loi du 19 juillet 2012 portant réforme de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles.

Plus particulièrement, en matière pénale, chaque habitant du Royaume pouvant demander d’être traité dans sa langue avec renvoi de la cause devant la juridiction du même Ordre et la langue demandée.

Comment garantir ceci dans deux systèmes différents ? Et a fortiori dans deux systèmes appliquant des normes différentes ? Et avec des parquets poursuivant des politiques pénales différentes ?

En cas de défédéralisation de la justice, l’aide juridique de deuxième ligne serait très probablement affectée, et des systèmes différents d’aide juridique pourraient voir le jour, avec la conséquence que l’accès à la justice pourrait être différent selon les entités fédérées.

Vu la situation de nos finances publiques et l’inégalité des régions sur un plan économique, le justiciable francophone pourrait en être affecté.

Également, les juridictions francophones pourraient être confrontées à une réduction de leurs moyens.

Le développement d’une asymétrie majeure entre les juridictions de notre pays me paraît être le phénomène qui est le plus à craindre.

Peter Callens :

La défédéralisation des institutions judiciaires aurait, à mon sens, à court, voire à moyen terme, relativement peu d’incidence sur le quotidien des avocats et des justiciables en Flandre et en Wallonie. C’est surtout à Bruxelles que les effets seraient visibles, notamment si on procédait à la scission de la cour d’appel et des justices de paix, pour lesquelles on a déjà tant de mal à trouver des candidats. 

Une scission du droit matériel serait autrement plus lourde de conséquences. Imagine-t-on un droit de la famille propre à Bruxelles, un droit des sociétés, un droit civil et ainsi de suite, alors que ces droits seraient différents en Wallonie, en Flandre et, qui sait, à Eupen-Malmédy ? Tout est possible, bien sûr, mais cyniquement, j’ai l’impression qu’un tel morcellement du droit positif ne ferait sans doute le bonheur que… des avocats !

Ceci dit, il y a aussi des domaines où, à mon humble avis, des progrès certains peuvent être réalisés en défédéralisant. Je pense à l’aide juridique de deuxième ligne, la première ligne a déjà été défédéralisée. L’éparpillement actuel des ressources entraîne des inefficacités. On peut réaliser des économies en défédéralisant, d’autant plus que les besoins ne sont pas pareils pour tout le pays. Il en va de même pour le domaine de l’exécution des peines, également dispersé entre le fédéral et les entités fédérées. Il conviendrait de traiter celui-ci intégralement au niveau local. 

Une grosse interrogation demeure pour la cour d’appel de Bruxelles. Vos lecteurs ne connaissent que trop bien la situation dans laquelle elle se trouve. Il faut rester lucide. Même le plus ardent défenseur de la défédéralisation de la Justice, s’il fait preuve de réalisme, devra reconnaître que la scission de la cour d’appel ne fera rien pour résorber l’arriéré. Je m’attends plutôt à l’effet contraire : les conseillers bilingues ne siégeront plus dans l’autre langue nationale, ce qui implique une perte de flexibilité et donc d’efficacité. Et que fera-t-on de la cour des marchés ? Dans l’intérêt de la sécurité juridique, j’aurais tendance à plaider en faveur du maintien d’une seule cour des marchés.

Et j’exprime ici une autre préoccupation : en cas de défédéralisation de la justice, il faut maintenir à tout prix le droit des avocats de plaider devant toutes les juridictions du pays, ainsi que le droit de s’établir dans une autre région. Il ne faudrait pas que la défédéralisation, si elle se fait, implique un retour en arrière sous la forme d’un repli sur soi territorial. 

A propos de l'auteur

Jean-Joris
Schmidt
Ancien administrateur

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