Le congrès et autres contes juridiques par François Ost

« C’est l’histoire d’un type qui quitte un soir son hôtel, vers 20 heures, et croise un monsieur penché en avant sous un réverbère et semblant chercher quelque chose. Lorsqu’il revient deux heures plus tard à l’hôtel, l’homme est encore là, tournant autour du réverbère. "Je cherche mes clés", explique-t-il. "Mais cela fait deux heures que vous cherchez au même endroit ?" "En effet", répond l’autre. "Mais c’est le seul endroit où on voit clair". Le rapport avec le droit ? demande le conservateur, jouissant du suspense ; mais c’est bien simple : l’homme à la clé est un positiviste, il ne cherche que dans l’espace minuscule qu’éclaire la pensée analytique. » Et le conservateur de partir d’un sonore éclat de rire, sans doute pour compenser le silence poli qui l’entoure.

François Ost, lui, n’est pas un positiviste. Il ne craint pas d’explorer des champs qui se trouvent au-delà du domaine de la pensée analytique. Et, pour la troisième fois1, il a choisi la voie du conte pour partager ses réflexions/enseignements.

L’ouvrage s’ouvre cette fois par un prologue substantiel. François Ost y fait le point sur le courant « Droit et littérature » dans lequel il s’inscrit. Il a pris une belle ampleur et cela le réjouit. Car, citant notre confrère Philippe Sands, dans la préface qui ouvre le beau roman graphique De Salamanque à Guantanamo, une histoire du droit international (Olivier Corten et Pierre Klein, dessins de G. Bedoret), « Comme le droit intègre notre vie quotidienne, il doit atteindre un public plus large si l’on veut qu’il ait un impact significatif et qu’il soit protégé de ceux qui aspirent à un monde où l’autorité et les pouvoirs souverains sont affranchis de tout contrôle », il considère, à raison, qu’il est urgent de faire comprendre au plus grand nombre que le droit n’est pas un exercice intellectuel un peu abscons, mais la condition de notre vie dans un espace de liberté.

Cette fois, François Ost raconte plus qu’il ne conte, en tout cas dans plusieurs des récits qu’il nous livre. « Le procès de Socrate » est directement inspiré des écrits de Platon. « Le deuxième procès de Socrate » d’une initiative de la Fondation Onassis qui, à deux reprises, en 2011 et 2012, le remit en scène à l’époque où la démocratie grecque vacillait, sous la menace d’une exclusion de la zone euro, à la suite de l’explosion de sa dette publique (et de la révélation des tripotages financiers de ses gouvernants). Quant à « La Cour, le terroriste et l’humanitaire », il est directement inspiré de l’affaire Olivier Vandecasteele. Mais à chaque fois, il ajoute un personnage supplémentaire dans le but de mieux nous faire saisir les enjeux de ces grands procès, de les rendre plus accessibles2. Comme lors de son précèdent ouvrage, chaque récit est d’ailleurs suivi d’une abondante bibliographie et de pistes de débats pour aider les professeurs qui souhaiteraient s’inspirer de ses contes dans la cadre de leurs enseignements.

« Le dernier cours » et « La dernière session » sont deux récits dont les titres parlent d’eux-mêmes. Le premier, exercice de mise en abyme d’un professeur qui, en guise de dernier cours, raconterait l’histoire d’un professeur qui donne son dernier cours, ne m’a pas séduit. J’allais penser la même chose du second, où l’auteur mêle ses souvenirs d’examinateur et d’examiné, mais il est sauvé par la confrontation finale du professeur à sa dernière étudiante. Cette jeune activiste climatique a tiré sa question préférée : « Définition, critères et justification de la désobéissance civile ». C’est l’occasion d’une confrontation entre deux mondes : celui des vieux professeurs, penseurs, juristes (je m’y inclus donc, résolument) et celui des jeunes d’aujourd’hui, confrontés à l’urgence climatique (ainsi qu’à quelques autres). 

Oui, elle avait bien compris ce sur quoi j’insistais : une pratique paradoxale de désobéissance à la loi par fidélité à la Loi ; une institution marginale et forcément exceptionnelle dans le cadre d’un régime « globalement juste ». 

Quoi, « un monde globalement juste » ? – mais de quelle réalité parle-t-on alors que les inégalités n’ont jamais été aussi profondes ? Épuiser tous les recours juridiques possibles, lutter pour la modification des traités internationaux ? Mais n’est-ce pas ce qu’on fait en vain depuis des décennies ? Il y a urgence maintenant, il n’est plus temps d’attendre un an ou un mois. La maison brûle et nous devrions rester à la fenêtre ? Accepter les sanctions et subir les violences policières sans broncher, mais c’est précisément contre ces violences que s’élèvent les Black lives matter ! S’en tenir à une action mesurée et à une réaction proportionnée ? Mais c’est la menace qui est démesurée, et la violence en jeu sans précédent…

Revigorant !

Mais, comme le titre de l’ouvrage l’indique, c’est « Le congrès » qui est sa pièce maitresse. L’auteur nous y raconte les pérégrinations de trois des représentants belges au congrès quadriennal de l’Association internationale d’éthique juridique. Nous sommes prévenus d’entrée : François Ost a participé à de nombreux colloques et congrès et, malgré ses efforts, il doit concéder que la réalité dépasse toujours la fiction.

Il n’empêche que l’on rit beaucoup en suivant nos protagonistes confrontés aux petites mesquineries et grands tohu-bohus auxquels ce genre d’évènement donne lieu. J’adore le moment où l’organisateur, contesté par des féministes californiennes qui ne comprennent pas qu’on leur ait offert une tulipe alors que les mâles recevaient une mignonette d’advokaat, décide d’offrir les deux à chaque participant, puis, confronté à l’insuffisance de ses stocks, demande à ses jobistes étudiants d’aller dans la salle récolter les fleurs abandonnées par les hommes et les mignonettes délaissées par les femmes…

Mais ce conte – car, cette fois, cela en est vraiment un – est surtout l’occasion de nous faire saisir les enjeux de la profonde division qui oppose les universalistes aux communautaristes et, parmi ceux-ci, à ceux que je me permets d’appeler les ultra-wokes, ceux qui refusent l’intersectionnalité et qui se sentent « insécurisés » dès qu’on leur parle de solidarité des luttes.

- Tu as entendu sur quel ton, cette fille disait : « Je me sens insécurisée » ? Tu crois qu’elles sont toutes comme ça dans les facultés américaines ? Pour moi, c’est la génération Z : une génération d’enfants ultra-protégés, qui n’ont connu ni la guerre, ni aucune véritable épreuve. Aussi la génération des réseaux sociaux qui pense entre soi et n’a jamais affronté la contradiction. Alors, dès qu’ils sortent de leur bulle et pointent le bout de leur nez dans la vraie vie, ils se sentent agressés. Et comme on n’a pas arrêté de leur dire qu’ils étaient les rois, que leur ressenti valait vérité, alors ils s’indignent, trépignent comme des enfants et appuient sur la touche delete – hop, disparu le gêneur, fini le bug.

C’est un des grands enjeux de notre nouvelle organisation sociale. Comment recréer du dialogue et du débat à l’heure où les réseaux sociaux nous isolent dans un monde qui n’est peuplé que de gens qui pensent comme nous ?

« Comment donner une voix aux sans-voix ? Pistes littéraires ». Comment briser le silence des victimes, réhabiliter leur parole disqualifiée, moquée, étouffée, comment dénoncer leurs aveux arrachés ? Comment relayer les paroles rebelles qui s’égosillent dans le désert ? Quand l’institution de la justice faillit, c’est l’écrivain procureur qui se lève et dénonce ; c’est Voltaire qui écrit : « Criez et faites crier. Il n’y a que le cri public qui puisse obtenir justice ! » ; c’est Victor Hugo : « Je n’ai pas l’intention d’écrire un livre. Je pousse un cri » ; c’est Zola dans « J’accuse » : « Ma protestation n’est que le cri de mon âme ». Parfois aussi ce sont les avocats qui rompent avec les « procès de connivence », et inventent les « procès de rupture » ; aujourd’hui ce sont les lanceurs d’alerte qui défient les nouveaux pouvoirs, économiques ou médiatiques.

Recréer du débat, du contradictoire. C’est aussi le rôle de la littérature.

Patrick HENRY
Ancien Président

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1 Voyez ses deux précédents recueils : Si le droit m’était conté (2019) et Nouveaux contes juridiques (2021).

2 J’ai lu « La Cour, le terroriste et l’humanitaire » dans le train qui me menait à Lyon où j’allais participer à un colloque organisé à l’occasion de la Journée internationale du procès équitable. Je n’imaginais pas que j’allais y rencontrer Benjamin Brière, autre otage des Iraniens et qui fut l’une des six autres personnes qui furent libérées en échange du sinistre Assadi (ce dont on nous a d’ailleurs peu parlé).

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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