Rapport annuel de la CTIF 2022 : que retenir en matière de risques ?

Le Fil blanc : le Classique

Pour rappel, la version classique du Fil blanc aborde chaque mois (en principe une Tribune sur deux), par le biais d’un article qui se veut court et lisible, un thème spécifique relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent. 

Sa Spin-off examine chaque mois (l’autre Tribune sur deux) une branche spécifique du droit à la loupe, afin de déterminer où sa pratique pourrait donner lieu à un assujettissement et quels y seraient les indices d’un éventuel blanchiment. 

Rapport annuel de la CTIF 2022 : que retenir en matière de risques ?

La CTIF vient de sortir son rapport annuel portant sur l’année 2022 : https://www.ctif-cfi.be/images/documents/French/Rapports_annuels/RA2022FR.pdf

En bref,
Il ressort de ce rapport que peuvent constituer des indices pouvant mener à des soupçons et pouvant être pris en compte dans l’analyse de risques par dossier (voire du cabinet) : 

  • les dépôts d’espèces, les retraits d’espèces (et l’utilisation d’espèces sans justification en général) ;
  • un train de vie fastueux sans explication ;
  • des structures sociétaires complexes et présentes dans plusieurs pays (attention à l’étape de leur création) ;
  • l’utilisation de crypto-monnaies ;
  • la multiplication des comptes en banque ;
  • l’explosion des opérations bancaires ;
  • le passage de montants par le compte en banque du gérant de la société ;
  • l’absence d’enregistrement comme employeur ou l’absence de travailleurs déclarés ne correspondant pas à l’activité ;
  • l’absence d’associés actifs dans les statuts ou dans le registre UBO ;
  • des montants d’opérations financières ne correspondant pas à l’activité ;
  • l’établissement dans un business center ne correspondant pas aux activités ;
  • un lien avec l’Italie, l’Albanie, la Chine, la Roumanie (et l’Europe de l’Est en général), la Russie, le Mexique (stupéfiants), la Syrie,…
  • les secteurs à risques : construction, nettoyage (industriel), jeux de hasard, transports, énergie et pharmacie (pour la corruption), marché de l’art.

Site à retenir : https://www.checkobligationderetenue.be/ qui permet de vérifier, si une entreprise est soumise à une obligation de retenue envers l'ONSS ou le SPF Finances.

Nouveau record de déclarations

La CTIF constate dans son rapport annuel recevoir toujours plus de déclarations de soupçons, avec un nouveau record atteint en 2022 : plus de 50.000 déclarations (informations complémentaires dans le cadre de dossiers déjà ouverts comprises) reçues. En deux ans, le nombre de déclarations a ainsi augmenté de 71%. Près de 90% de ces déclarations provenaient d’institutions financières. 

Après avoir analysé les déclarations, la CTIF n’en a communiqué qu’environ 6% (1.800) aux autorités judiciaires.

Seules 14 déclarations (0,03%) émanaient du barreau, faites par 7 avocats (via leur bâtonnier bien sûr). Aucune n’a ensuite été transmise au Parquet. Rappelons qu’en 2021 les avocats avaient procédé à 8 déclarations et en 2020 à 17 déclarations.

Infractions sous-jacentes

Parmi les différentes infractions sous-jacentes à l’infraction de blanchiment, la CTIF en met quatre en exergue : 

1. Le trafic de stupéfiants

Le blanchiment s’opère le plus souvent par des dépôts en espèces, couverts par une façade légale destinée à justifier un train de vie fastueux.

Plusieurs groupes organisés opèrent en Belgique notamment italiens et albanophones. 

Les réseaux utilisent souvent la technique de la « compensation » en injectent l’argent provenant de leur trafic dans le secteur de la construction ou du nettoyage afin de rémunérer le travail non déclaré. Le trafic de stupéfiants est ainsi souvent associé à d’autres infractions, telles que la fraude sociale et fiscale et la corruption.

Un enchevêtrement de sociétés, dont les comptes bancaires sont nombreux et dispersés, servent souvent aux dépôts d’argent liquide. Certains liens ont en outre été établis avec le secteur des jeux de hasard.

La CTIF relève qu’en la matière « le personnel portuaire est vulnérable, mais que les avocats, les dirigeants d’entreprises de logistique et de transport, les douaniers et les policiers risquent également d’être recrutés dans le trafic de stupéfiants. »

2. La fraude fiscale grave

La fraude fiscale grave concerne plus de la moitié du montant total du blanchiment d’argent signalé par la CTIF au Parquet en 2022. 

Elle est souvent liée à la fraude sociale, à la criminalité organisée et, comme on l’a dit, au trafic de stupéfiants.

Là encore, les structures sociétaires jouent un rôle certain et la CTIF d’affirmer qu’« il est dès lors primordial d’encadrer correctement le suivi de ces structures et de sensibiliser l’ensemble des acteurs qui ont une influence directe sur la vie des sociétés (notaires, comptables, sociétés de domiciliation, Banque-Carrefour des Entreprises, greffes du tribunal de l’entreprise,…). »

La CTIF évoque également les fraudes au régime douanier CP 42, dont le principe « est de garantir à l'importateur de biens issus de pays hors Union européenne (principalement la Chine) de ne payer la TVA qu'à l'endroit où le bien est vendu, et non pas dès lors dans le pays où ces biens atterrissent et ne font que transiter. Par l’entremise de sociétés écrans, d’hommes de paille et de facturations fictives, les criminels mettent toutefois en place des schémas conduisant au non-paiement de la TVA et à la dispersion des biens importés vers des destinations diverses où elles viendront alimenter les réseaux de ventes au noir. »

Toujours en matière de fraude fiscale grave, la CTIF évoque les aspects fiscaux de la vente de crypto-monnaies qui peut soulever des questions relatives à l’origine des fonds et à la taxation des plus-values.

Enfin, a CTIF fait un lien évident entre le nombre élevé de déclarations et la circulaire « look back » de la BNB. L’année dernière, la CTIF posait clairement la question de la pertinence de pareilles dénonciations. Il ressort toutefois du rapport, selon nous, que les dossiers transmis au Parquet portent sur des flux financiers de dizaines de millions d’euros principalement liés à des transactions mobilières et des structures sociétaires internationales.

3. La fraude sociale

La CTIF constate une augmentation des dossiers en lien avec des filières d’Europe de l’Est, en particulier roumaines : « des ressortissants d’Europe de l’Est constituent ou reprennent des sociétés de droit belge actives dans les secteurs de la construction, du nettoyage industriel ou du transport, destinées à servir de paravents à la commission d’infractions de nature sociale (principalement le paiement de travailleurs non déclarés) et fiscale. »

Les sociétés sont souvent multibancarisées, probablement pour fragmenter les opérations afin d’en dissimuler l’importance. On assiste alors à une explosion des opérations et à des retraits en espèces effectués directement depuis les comptes des sociétés ou après avoir transité sur les comptes de leur gérant. Ces retraits sont destinés à rémunérer les travailleurs.

La CTIF poursuit : « Il ressort fréquemment de l’examen de ces dossiers que les sociétés ne sont pas enregistrées comme employeurs auprès de l’ONSS. Souvent, les sociétés n’ont pas d’associés actifs repris dans leurs statuts au Moniteur belge. La consultation du registre des bénéficiaires économiques ne laisse pas non plus transparaître l’existence de tels associés. »

Autres éléments pouvant éveiller les soupçons : 

  • l’absence de travailleurs déclarés au vu du secteur d’activité des sociétés et du montant des opérations financières sur les comptes de celles-ci. A cet égard, la CTIF attire l’attention le service en ligne « Check Obligation de retenue21 » (https://www.checkobligationderetenue.be/) qui permet de vérifier, en temps réel, si une entreprise, active notamment dans le secteur de la construction et du nettoyage industriel, est soumise à une obligation de retenue envers l'ONSS ou le SPF Finances ;
  • l’établissement de leur siège social dans un business center, qui ne correspondrait pas au secteur dans lequel la société est active.

La CTIF relève encore que « (l)ors de l’analyse des historiques de comptes des sociétés impliquées, on constate régulièrement des paiements en faveur d’études notariales ou du Moniteur belge. Ces paiements font référence à des numéros d’entreprise de sociétés en création ou reprises. Ces sociétés pourraient faire partie d’un même réseau de blanchiment et être prochainement utilisées à des fins illicites. » 

L’analyse de risques à la création d’une ou plusieurs sociétés révèle ainsi toute son importance.

La CTIF relève à nouveau que la fraude sociale est souvent combinée à d’autres telles que la fraude fiscale niveau TVA.

4. La corruption

La CTIF a transmis, en 2022, 25 nouveaux dossiers aux autorités judiciaires relatifs à la corruption ou au détournement par des personnes exerçant une fonction publique. Du côté des entreprises impliquées, elles étaient, pour certaines, actives dans des secteurs économiques souvent associés à un risque de corruption plus élevé (énergie, pharmacie, construction).

Ici encore, dans plusieurs cas des transactions en cash ont été observées, dans le but de dissimuler l’origine ou la destination des fonds. 

Selon la CTIF, « (l)es signaux indiquant des tentatives et faits de corruption à l’égard de personnes représentant l’Etat (policiers, fonctionnaires, ...) mais aussi de personnes travaillant dans des endroits particulièrement sensibles comme les ports maritimes sont de plus en plus visibles et nécessitent une attention particulière de la part de tous les acteurs. »

L’agent de la corruption ou des biens détournés sont, dans un certain nombre de cas, investis dans de l’immobilier en Belgique ou à l’étranger, mais servent également à des achats de véhicules et de montres de luxe.

On le voit, l’identification des personnes politiquement exposées est incontournable. 

Evolutions techniques

Le rapport de la CTIF se poursuit avec l’évolution des techniques de blanchiment.

Elle constate un plus grand nombre d’intervention de professionnels offrant des services de blanchiment de capitaux pour compte de tiers. « (C)es réseaux professionnels disposent d'un très grand nombre de comptes bancaires, de sociétés, de mules, d’hommes de paille, tant en Belgique qu’à l’étranger, utilisés vraisemblablement par un large éventail d'individus issus de divers milieux criminels, étant donné les énormes montants pouvant être blanchis en peu de temps. »

Les sociétés écrans permettent de couvrir les trois phases du processus de blanchiment de capitaux : « les réseaux se chargent de centraliser les fonds à blanchir et en organisent le transport, ils promènent l'argent de sociétés écrans en comptes offshore, le font circuler par compensation ou trade-based money laundering, opacifiant, à chaque étape, les chaînes de blanchiment. Enfin, ils gèrent l'investissement ultérieur notamment dans l'immobilier et dans d'autres avoirs légitimes tels que des voitures. »

Des montants peuvent être crédités sur les comptes de ces sociétés belges provenant de sociétés actives dans des secteurs différents du leur (construction, nettoyage, transport) et risquées en termes de blanchiment de capitaux. « Des virements sont également réalisés vers les comptes de cabinets d’avocats à l’étranger, vraisemblablement pour financer l’acquisition de biens immobiliers par leur entremise. »

A l’international

Trois thématiques ont tenu le haut du pavé :

1. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et le contournement des sanctions 

La CTIF rappelle ici à raison que la violation des régimes de sanctions ne constitue pas, à l’heure actuelle, une activité criminelle sous-jacente au blanchiment.

2. Le blanchiment provenant du fentanyl et des opioïdes synthétiques

La CTIF explique que des laboratoires de méthamphétamines ont été découverts en Belgique, avec de possibles liens avec des cartels mexicains.

Elle cite en outre une étude du GAFI1 dont il ressort qu’en matière de blanchiment de capitaux provenant du fentanyl et des opioïdes synthétique « (i)l ne semble pas y avoir de « modèle commercial » unique et mondial ». Plusieurs méthodes sont énumérées : la contrebande d'espèces, le recours à des passeurs de fonds ou à des transferts de fonds informels, le blanchiment d'argent basé sur le commerce et les actifs virtuels, la création de sociétés fictives et le recours aux services de blanchisseurs professionnels. Le rapport du GAFI comprend une liste d’indicateurs permettant d’identifier et de signaler les activités suspectes liées au trafic potentiel d'opioïdes synthétiques illicites2.

3. Le blanchiment lié au secteur de l’art et des antiquités

La CTIF identifie le marché de l’art comme un secteur à risques en raison de l’importance des flux financiers qu’il génère, de la volatilité et la subjectivité des prix de vente, du développement des ventes à distance, du caractère très international des activités développées, de l'utilisation d'argent liquide et de la possibilité d'anonymat.

Elle ajoute que « la circulation de biens issus de sites archéologiques situés dans des zones de guerre représente une problématique sensible au regard des risques de financement du terrorisme qui en résultent. »

Elle se réfère à un autre rapport du GAFI consacré au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme liés à l'art, aux antiquités et autres objets culturels3, lequel décrit les méthodes typiques de blanchiment d'argent dans ce secteur (dissimulation ou transfert de produits illicites en occultant l'identité du véritable acheteur, en sous-évaluant ou en surévaluant le prix des articles et en recourant à de fausses ventes ou à de fausses enchères). « A cela s’ajoutent les marchés de l'art numérique et des jetons non fongibles (NFT) qui présentent des caractéristiques intrinsèques les exposant à différentes vulnérabilités en matière de blanchiment d'argent et de financement du terrorisme. »

Financement du terrorisme

La CTIF explique que la facilité d’ouverture des comptes bancaires en ligne facilite l’anonymat et que « (l)a rapidité d’exécution et de traitement des transactions financières à l’échelle internationale présente de nombreux avantages pour les utilisateurs, mais rend plus complexe la détection des transactions suspectes par des services d’enquête ».

Elle cite également l’utilisation de monnaies virtuelles et indique avoir traité pour la première fois des dossiers dans lesquels des plateformes de crypto-monnaies basées en Syrie étaient utilisées pour recevoir des Bitcoins de plateformes d’échange de crypto-monnaies en provenance d’Europe, avec un possible financement du terrorisme comme objectif ultime. « Par l’intermédiaire de plateformes de crypto-monnaies en Syrie, les fonds ont finalement été transférés à une organisation se présentant comme une organisation caritative, mais soutenant des « combattants terroristes étrangers » en Syrie et apportant également un soutien aux membres de leur famille. » 

Elle soulève également la présence grandissante en Belgique de groupements et d’individus d’extrême droite, au sujet desquels lui ont été faites plusieurs déclarations.

Elle ajoute avoir traité des dossiers de « collecteurs », ces « intermédiaires financiers qui sont généralement situés dans les pays voisins de la Syrie et qui disposent d’un réseau par l’intermédiaire duquel ils peuvent recevoir de l’argent, qu’ils reçoivent par le biais de transferts d’argent de l’étranger ». Ce mode d’envoi d’argent était surtout rencontré jusqu’en 2019 mais, s’il a peut-être diminué, il est toujours présent.

Conclusion

Lisez le rapport et vérifiez tenant compte (i) de votre clientèle et (ii) des services que vous offrez, si votre analyse globale de risques est toujours pertinente. 

En outre, ce rapport permet de vous alerter sur les mécanismes identifiés par les autorités pour que votre analyse individuelle de chaque dossier soit optimale.

La Commission anti-blanchiment de d’AVOCATS.BE

1 https://www.fatf-gafi.org/fr/publications/methodesettendances/Money-laundering-fentanyl-synthetic-opioids.html

2 Idem, pp.41 et suiv.

3 https://www.fatf-gafi.org/en/publications/Methodsandtrends/Money-Laundering-Terrorist-Financing-Art-Antiquities-Market.html
 

***

Vous pouvez toujours adresser vos questions à blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire dans les meilleurs délais.
Rappelons que tous les documents proposés par la Commission anti-blanchiment pour vous faciliter la lutte anti-blanchiment se trouvent sur l’extranet d’AVOCATS.BE.

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