Les obligations anti-blanchiment à l’épreuve de la pratique

Nul avocat n’ignore à ce jour la loi anti-blanchiment du 18 septembre 2017 (« la Loi »). Celle qui l’astreint quotidiennement au respect de multiples obligations, s’immisçant tant dans l’organisation de son cabinet1 que dans les relations d’affaires nouées avec ses clients. Ce fil blanc propose une nouvelle fois au lecteur d’éprouver ses réflexes pratiques dans cette matière au moyen d’une approche casuistique. 

Mise en situation.

La société X., détenue à 99% par Monsieur Y., est propriétaire de plusieurs immeubles à appartements loués à des particuliers. Depuis quatre ans, Me C. est régulièrement consulté par cette société pour lui prêter une assistance juridique lors de l’achat ou la vente de biens immeubles et à l’occasion de leur mise en location. 

Au début de cette relation d’affaires, il y a 4 ans, Me C. a scrupuleusement rempli les obligations qui lui incombent en termes d’identification et d’analyse des risques.

La société X. le consulte aujourd’hui pour l’assister lors de l’achat de plusieurs « night shops ».

A cette occasion, la société X. l’informe de ce qu’il a été récemment procédé à une augmentation de son capital, en vue d’un investissement dans le projet immobilier susévoqué. L’ensemble des nouvelles actions ont été acquise par une société d’investissement établie à Malte (la société D.), laquelle est détenue par un ressortissant grec, Monsieur Z. 

Monsieur Y. et la société D. détiennent désormais chacun la moitié des parts de la société X. et exercent tous deux la fonction d’administrateur.

A l’occasion de l’ouverture de ce nouveau dossier, quelles sont les obligations successives que devra remplir Me C. ?

1) Point de départ : l’assujettissement – A l’évidence, la mission que la société X. entend confier à Me C. (l’achat de « night shops ») entre dans le champ d’application de la Loi2. Cet assujettissement entraine dès lors l’application des obligations reprises ci-dessous.

2) Evaluation individuelle des risques :

  • Me C. a déjà rempli la grille d’évaluation des risques relative à la société X., à l’entame de la relation d’affaires il y a 4 ans. Doit-il procéder à une nouvelle analyse des risques pour ce nouveau dossier ? 

    La réponse est « oui » et ce, pour deux raisons.

    D’une part, le niveau de risque (faible, standard ou élevé) ne repose pas exclusivement sur des facteurs inhérents au client. Il dépend également des spécificités de la mission confiée à l’avocat (in casu, l’opération d’acquisition envisagée)3. Il apparait dès lors logique que l’avocat détermine un niveau de risque – objectivé par une grille d’analyse de risques – pour chaque nouveau dossier, plutôt que pour chaque nouveau client.

    D’autre part et en tout état de cause, les nouvelles informations communiquées à Me C. sont susceptibles d’accroitre le niveau de risque identifié jusqu’alors, en particulier (i) le caractère atypique de l’entrée dans le capital d’une société de droit maltais, détenue par un ressortissant grec4, et (ii) le segment du marché dans lequel l’investissement aura lieu (les « night shops »5). 
     
  • Si l’évaluation présente un risque élevé, quelles en sont les conséquences ? 

    Me C. suivra d’abord la politique d’acceptation du client6 qu’il a prévue dans son Manuel de procédure interne. Cette politique peut, par exemple, prévoir le refus pur et simple d’un dossier à haut risque ou l’approbation de l’ouverture du dossier par plusieurs associés du cabinet.

    En tout état de cause, Me C. devra accorder la plus grande attention à ce dossier notamment lors (i) de l’identification et de la vérification de l’identité de sa cliente et de ses mandataire(s) et bénéficiaire(s) effectif(s) (« UBO »)7 et (ii) être extrêmement vigilant tout au long de son intervention, en vérifiant, si nécessaire, l’origine des fonds8.

3) Identification et vérification de l’identité du client, du mandataire et de l’UBO

  • S’agissant d’une relation d’affaires nouées depuis plusieurs années dans des matières assujetties, Me C. a déjà procédé à l’identification de la société X., de son mandataire (Monsieur Y.) et de son UBO initial (Monsieur Y. également). Il a, en outre, vérifié ces données au moyen de documents probants. Doit-il dès lors procéder à une nouvelle identification / vérification ? 

    Me C. n’est pas tenu de procéder à une nouvelle identification / vérification complète lors de l’ouverture du nouveau dossier et peut parfaitement se fonder sur les données déjà en sa possession. Il veillera cependant à s’assurer de leur mise à jour9

    Dans le cas d’espèce, plusieurs données d’identification devront manifestement être mises à jour. En ce qui concerne sa cliente (la société X.), il mettra à jour la liste des administrateurs en y ajoutant la société D.10, en se réservant une copie du procès-verbal de l’assemblée général publiée aux annexes du Moniteur Belge qui le constate (afin de remplir son obligation de vérification de cette information). 

    Il est en outre manifeste que la société X. possède maintenant un deuxième UBO, Monsieur Z.11, qu’il convient également d’identifier et dont l’identité doit être vérifiée. Si le dossier présente un risque élevé, il conviendra d’avoir un degré de certitude élevé que ces informations sont exactes. Me C. sollicitera, par exemple, une copie certifiée conforme de la carte d’identité ou du passeport de Monsieur Z. Il sera également avisé d’établir un schéma reprenant la nouvelle structure de la société X.12.
     
  • En procédant à la mise à jour des données d’identification, Me C. se rend compte que la carte d’identité de Monsieur Y. (premier UBO de la société X.), qu’il a en sa possession depuis 4 ans, est expirée. Est-il tenu de solliciter une copie de la nouvelle carte d’identité ? 

    A moins que Me C. n’ait un doute quant à ce document d’identité, l’obsolescence des documents d’identification (par exemple, la date de validité de la carte d’identité) n’est pas en soi un déclencheur de l’obligation de mise à jour, c’est l’obsolescence des informations qui l’est13. Il n’est donc pas nécessaire qu’il réclame une nouvelle copie de la carte d’identité.
     
  • Malgré plusieurs relances, Me C. n’obtient pas d’informations précises sur l’identité du nouvel UBO de la société X. (Monsieur Z.). Doit-il refuser d’ouvrir le dossier ? 

    Me C. doit, dans ce cas, refuser d’assister la société X. dans l’acquisition des « night shops », sauf si sa mission se limite à « évaluer la situation juridique » de la société X.14, par exemple s’il se contente de la conseiller sur la manière dont elle pourrait (légalement) acquérir les biens immobiliers15.

    Dans ce dernier cas cependant, Me C. devra – surtout si le dossier présente un risque élevé – dispenser ses conseils avec une extrême prudence. Car s’il respecte la Loi, il doit éviter de prêter d’une quelconque manière son concours à l’acquisition de biens immobiliers qui pourraient constituer un délit pénal de blanchiment16.

4) Identification des caractéristiques du client et de l’objet et la nature de la relation d’affaires

  • Ces informations doivent-elles être mises à jour ? 

    Même s’il dispose déjà d’informations au sujet de sa cliente au vu de la relation d’affaires en cours, Me C. devra les mettre à jour, compte tenu des nouveaux éléments portés à sa connaissance. S’agissant manifestement d’une structure actionnariale atypique de la société X., Me C. serait avisé de se renseigner, dans la mesure du possible, sur l’honorabilité de Monsieur Z. et devra, en outre, vérifier qu’il ne s’agit pas d’une personne politiquement exposée17
     
  • Me C. ne comprend pas les raisons qui ont poussées une société de droit maltais, détenue par un ressortissant grec, à souscrire aux nouvelles actions de sa cliente (société immobilière belge de petite taille) et qui entend aujourd’hui investir dans des « night shops » (qui n’est pas le « core business » de sa cliente). Par ailleurs, il n’a pas d’informations sur l’origine des fonds utilisés pour l’augmentation de capital et qui vont manifestement servir au financement partiel de l’acquisition des « night shops ». 

    Me C. doit-il demander des informations complémentaires à sa cliente avant d’intervenir ou peut-il partir du principe que rien n’est problématique compte tenu du fait qu’un notaire et une banque, tous deux entités assujetties à la Loi, ont validé l’opération ? 

    Les obligations anti-blanchiment sont individuelles : le fait qu’un notaire et une banque n’aient rien eu à redire n’empêche pas Me C. d’exiger les renseignements qu’il juge utiles à la connaissance approfondie qu’il doit avoir de sa cliente et de l’opération à laquelle il doit prêter son concours. D’autant plus que le dossier présente un certain risque.

 

1 Elaboration d’un manuel de procédure, évaluation globale des risques, désignation d’un responsable anti-blanchiment, formation du personnel, etc.
2 Art. 5, 28°, a), i) de la Loi.
3 L’art. 19, §2, de la Loi précise que le niveau de risque dépend également de l’« opération concernée ».
4 Les facteurs indicatifs d’un risque potentiellement plus élevé concernent notamment les clientes-sociétés « dont la structure de propriété paraît inhabituelle » (annexe 3, 1°, f) de la Loi).
5 Le risque que représente ce secteur est épinglé dans le rapport d’activités 2016 de la CTIF, disponible sur https://www.ctif-cfi.be, p. 36.
6 Art. 8, §2, 1°, de la Loi.
7 L’avocat doit s’assurer avec une attention accrue que les informations qu’il recueille lui permettent de distinguer incontestablement la personne concernée (au besoin, en recueillant des informations complémentaires) et les documents auxquels il a recours pour vérifier ces données d’identification doivent lui permettre d’acquérir un degré élevé de certitude quant à sa connaissance de la personne concernée (art. 26, § 4, et 27, § 4, de la Loi). 
8 Art. 35, §1er, 1°, de la Loi.
9 Art. 35, § 1er, 2°, de la Loi.
10 Art. 26, § 2, 2°, de la Loi.
11 Celui-ci détient la société D. qui elle-même détient 50% des actions de la société X. (la cliente de Me C.). A ce titre, il est l’une des deux personnes qui, en dernier ressort, possède ou contrôle le client (cfr. art. 5, 27°, de la Loi).
12 L’art. 23, §1er, alinéa 2, de la Loi dispose, pour rappel, que « l’identification des bénéficiaires effectifs (…) inclut la prise de mesures raisonnables pour comprendre la structure de propriété et de contrôle du client (…) qui est une société ».
13 Exposé des motifs, Doc. Parl., Ch., n° 54-2566/001, p. 138.
14 Art. 33 de la Loi.
15 Cette activité de conseil juridique, dans le cadre d’une transaction visée à l’article 5, 28° de la Loi vise à informer le client sur l’état de la législation applicable à sa situation personnelle ou à l’opération que celui-ci envisage d’effectuer ou à lui conseiller la manière de réaliser cette opération dans le cadre légal (voy. à cet égard, C. const., 23 janvier 2008, n° 10/2008, B.9.5).
16 Art. 505 du Code pénal.
17 Art. 34 de la Loi. Dans ce cas, il y aura lieu d’appliquer les mesures de vigilance accrues reprises à l’article 41 de la Loi.

***

Pour rappel, la rubrique « Le fil blanc » est consacrée à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Chaque édition aborde un autre thème pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent.

Appliquer la loi anti-blanchiment relève parfois de l’exercice du funambule. D’où le titre de notre rubrique…

Celle-ci se veut courte est lisible. Elle se veut également interactive, donc n’hésitez pas à nous soumettre vos questions à l’adresse blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire.

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