Le voyant d’Étampes par Abel Quentin

Ce que Jeanne voulait dire en m’accusant de « confisquer la voix » de ceux que nous défendions … : elle en avait marre de la componction des mâles blancs autosatisfaits, elle en avait marre des hommes qui voudraient être félicités parce qu’ils n’attrapent pas les femmes par la chatte, qui voudraient être applaudis parce qu’ils ont battu le pavé avec un ami noir il y a trente ans de cela, elle en avait marre de la masculinité toxique des vieux soixante-huitards, elle en avait marre du paternalisme de gauche, elle en avait marre des filles à leur papa et peut-être en avait-elle déjà marre de Léonie qui me regardait comme si j’étais Gilles Deleuze ou Roland Barthes alors que j’étais un vieux soiffard guignolesque. Un raté – et néanmoins un oppresseur, disait le regard courroucé de Jeanne. Et de la pire espèce : celle des white saviors, des sauveurs blancs, le renfort de la dernière heure qui fait alliance avec les Nouvelles puissances tandis qu’il sent le vent tourner pour son petit cul de babtou cisgenre…

L’irrésistible déchéance d’un bobo au pays des wokes…

Jean Roscoff a 65 ans. Une solide propension pour l’alcool aussi. Agnès, la femme de sa vie, l’a quitté il y a déjà longtemps. Ses relations avec Léonie, leur fille unique, ne sont pas simples, spécialement depuis qu’elle est en couple avec Jeanne, une néoféministe assez intransigeante (pléonasme ?).

Il a un passé solidement ancré à gauche. Il a longuement milité au sein de S.O.S. Racisme, aux côtés de son ami Marc, aujourd’hui avocat en vue, proche des pontes du parti socialiste. Sa carrière universitaire s’est arrêtée (statée ?) en 1995. Spécialiste du parti communiste américain, il venait de publier une thèse démontrant définitivement l’innocence des Rosenberg. Pas de chance pour lui, trois jours plus tard, la C.I.A. ouvrait ses archives qui établissaient formellement le contraire. Au pilon, l’œuvre de sa vie…

Mais l’heure de la retraite pourrait être celle de la rédemption. 

Lorsqu’ils se sentent proches du terme, les éléphants prennent le chemin du cimetière, mus par un instinct millénaire. Les hommes de mon âge reprennent leurs travaux de jeunesse, ou bien se passionnent pour la généalogie de leur famille…

Jean se lance dans une biographie du poète noir américain méconnu Robert Willow1 qui fut un temps le compagnon de route de Sartre, avant de tourner le dos au communisme, comme Aimé Césaire avant lui.

Il retrouve le tonus et est prêt pour un nouvel envol. Mais il a oublié un détail. Robert Willow était noir et il n’a pas vu que, dans notre société d’aujourd’hui, il n’est pas possible d’écrire la biographie d’un noir (ou d’une femme, ou d’un LGBT, ou d’un pauvre ou, à rebours…) sans insister sur sa condition, l’influence qu’elle a eue sur son être, son parcours, sa vie, même si ce personnage lui-même se moquait de cette condition, n’en souffrait (apparemment. Apparemment évidemment…) pas.

La cancel culture déploie alors ses odieuses tentacules numériques…

Moi, j’ai peur d’une idée qui écrase tout sur son passage. C’est beau et c’est terrible. Parce qu’une idée, elle n’appartient jamais qu’à elle-même, elle est incontrôlable et elle ne s’arrête que lorsqu’elle a tout écrasé…

C’est un superbe deuxième roman que nous livre Abel Quentin, qui nous avait déjà ravi avec le terrible Sœur, couronné par divers prix, dont le prix Première. Celui-ci aussi a, d’ailleurs, été primé (Prix de Flore 2021). En prise directe avec certaines dérives de notre société de plus en plus virtuelle, mais où les coups peuvent se distribuer d’autant plus facilement qu’ils le sont sous le couvert d’un lâche anonymat. Qu’il est facile d’être un héros masqué, qu’il est aisé et grisant de détruire un homme sans quitter son fauteuil, simplement en tapotant sur son smartphone…

Péguy, Baldwin, les penseurs ashkénazes et Camus, surtout Camus, sont omniprésents dans ce plaidoyer, superbement écrit, pour un monde perdu, celui où l’on pouvait encore avoir du respect pour celui qui ne pensait pas comme vous, du moins dans certains cercles (car Sartre a écrasé Camus, même si, aujourd’hui, nous nous référons bien plus au second qu’au premier. Dérisoire consolation …).

La seule chose qui aurait pu apaiser les Nouvelles puissances n’était pas un changement de comportement, ni une promesse de mieux faire, c’était un aveu : je devais dire moi-même que j’étais un raciste, et alors les Nouvelles Puissances seraient satisfaites. Elles ne me demandaient même pas de changer, elles n'exigeaient rien de moi, et peut-être même qu'elles attendaient de moi que je demeure fidèle à l’essence qui m’était assignée, celle d’un Blanc raciste, systématiquement et désespérément raciste, c’était dans l’ordre des choses. Aucune conversion n’était possible. Il fallait juste que j’arrête de me raconter des histoires, que je cesse de cacher ma vraie nature derrière mes identités de pacotille, universitaire, divorcé, ancien sympathisant socialiste, alcoolique, propriétaire, calvitie, père de famille, alcoolique, parisien, phobique administratif, alcoolique, Péguyste, et surtout le masque le plus trompeur entre tous, le masque qui m’empêche de me connaître moi-même, celui de républicain et militant antiraciste, tout ça n’était que du vent, la réalité était que j’étais un Blanc, un babtou, un white, un blanco, un Visage Pâle héritier de la vielle civilisation technique et arrogante, de la vielle civilisation paternaliste et sanglante, la vieille civilisation hypocrite, la vieille civilisation qui porte en elle les gênes du meurtre, qui a déguisé son appétit prédateur derrière les noms bénins successifs de christianisme et de démocratie et de marxisme et de capitalisme libéral, le vieux monde blanc qui croit pouvoir s’absoudre lui-même qui croit pouvoir s’absoudre lui-même en entonnant dans une ultime pirouette, au bord de l’abîme, face aux milliers de poings levés, la petite ritournelle de John Lennon, Imagine all the people, l’ardoise effacée d’un coup sur un air de guitare sèche, no need for greed or hunger, a brotherhood of man, c’est un peu tard. You may say, I’m a dreamer, sans blague.

Décidément, je n’aime pas les aveux, je n’aime pas les excuses, je n’aime pas cette société de l’humiliation.

Dur de vieillir … C’est un bobo de 67 ans qui vous le dit.

Patrick HENRY,
Ancien Président

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1 Ne cherchez pas d’œuvre de Robert Willow. Le personnage est aussi imaginaire que l’Agram Bagramko de François Sureau (dans L’or du temps).

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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