"Il fait peur parce qu’il n’y a ni mensonge ni vérité en lui. Depuis toute petite, j’aime mentir. Pour rire, pour me protéger ou ne pas accabler, pour le plaisir d’inventer, pour embellir le monde ou jouir d’éprouver le pouvoir des mots. J’aime le mensonge et la vérité. Je crois que l’on ne parvient à la vérité qu’en traversant des forêts de mensonges, même à l’intérieur de soi. Autour d’Adrien, il n’y a ni chênes ni buissons. Il ne ment pas. Il cache ce qu’il est mais ne ment pas. Et je ne perçois aucune vérité en lui ; il est au-delà. S’approcher de lui, c’est avancer dans le noir, dans l’obscurité de sa lassitude."
Qui est ce mystérieux Adrien von Gott qui semble à la fois si jeune et si vieux ? Qui dit être né à Venise au XVIIIe siècle mais dont il n’y a de traces nulle part ? Qui croit retrouver Clélia, la seule femme qu’il ait jamais aimée, il y a plus de deux siècles, en Anna, une newyorkaise qu’il vient de rencontrer sous le pont de Brooklyn alors qu’elle allait se suicider ?
Roman de vampires. Roman d’amour. « Plus jamais la vie ne séparera ce que la mort peut unir » a écrit Shelley, qu’Adrien cite souvent.
Notre vampire, Adrien, ne se nourrit cependant pas du sang de ses victimes.
"Nul ne sait ce qui provoque l’amour mais les conséquences sur notre physiologie en sont connues. Le système limbique est activé et déclenche la sécrétion d’une infinité de substances. Une éruption volcanique. Parmi elles, les hormones du bonheur, du plaisir, de l’attachement et du désir. Un effleurement entre lèvres ou entre sexes et notre cerveau se transforme en manufacture chimique irriguant notre corps. Dopamine, sérotonine, endorphine… et surtout, ocytocine. Un trésor. L’hormone de l’amour et du lien social. La source de l’orgasme et de l’empathie…"
Adrien vole la force vitale de ceux (le plus souvent celles, mais il n’est pas exclusif et nécessité peut faire loi…) qu’il embrasse. Il aspire leurs souvenirs, leurs sensations et s’en nourrit.
Richard Malka est l’avocat de Charlie-Hebdo. Mais aussi celui de Carla Bruni, de Dominique Strauss-Kahn ou de Benjamin Griveaux. Il a scénarisé une vingtaine de bandes dessinées[1] et un premier roman, qui est en passe d’être adapté en série et dont je vous ai précédemment rendu compte : Tyrannie.
Moins directement engagé, plus subtil, Le voleur d’amour est une fable sur ce qui est au cœur de l’espèce humaine. Pour reprendre une question qui est la trame d’une autre grande bande dessinée[2], est-ce l’amour qui est au cœur du mal ou le mal qui est au cœur de l’amour ?
"La ville était brûlante. Les sans-culottes manifestaient leur joie dans les rues. La veille les révolutionnaires avaient obtenu l’abolition de la monarchie… Il y avait une exaltation barbare dans les yeux des hommes et des femmes. Un retour à une colère animale. La foule assassina même des prisonniers dans leurs cellules. Trop de malheur transforme les peuples en bêtes sauvages.
J’ai observé les Français durant des semaines. J’ai vu la guillotine fonctionner jusqu’à épuisement des bourreaux, les massacres succéder aux exécutions, les révolutionnaires se dévorer entre eux, les plus radicaux ayant pour priorité absolue de couper les têtes de leurs prédécesseurs. J’ai vu ce scénario se reproduire au cours des siècles, Anna. Le peuple souffre, se révolte contre l’injustice, les plus radicaux l’emportent finalement et le peuple souffre davantage. Quelles que soient la latitude ou l’époque, c’est ainsi."
Adrien sauvera-t-il Anna ? Adrien retrouvera-t-il Clélia ? L’amour est-il plus fort que la mort ?
*
Prolifique scénariste de bandes dessinées, vous disais-je.
Au moment où ces lignes allaient paraître, je découvre que Richard Malka vient de scénariser Idiss, le roman que Robert Badinter a consacré à l’épopée de sa grand-mère. Fred Bernard l’a mis en images. Je vous ai déjà parlé du roman[3]. La bande dessinée en suit assez fidèlement la trame (avec quelques jolies adjonctions : je ne me souvenais pas, par exemple, de cette scène où un certain Monsieur Von Tisher, souhaitant offrir un tableau à son épouse, hésite, dans une galerie d’art viennoise, entre le fameux The past d’Alfred Kubin et un paysage champêtre dû à la palette d’un obscur carte-postaliste répondant au nom d’Adolf Hitler. Et il ne fait pas le bon choix…).
Je ne suis pas un fan du dessinateur Fred Bernard. Ses dessins naïfs, qui font merveille dans les bandes dessinées destinées à un jeune public, me paraissent parfois un peu fades. Mais il faut reconnaître que le choix était habile. « Robert Badinter », dit-il, « a insisté pour que je ne cherche pas à dessiner des personnages ressemblant à ses photos de famille, ʺcette histoire est universelleʺ ». Touché.
C’est donc l’occasion de suivre à nouveau le parcours de cette famille juive bessarabienne qui se résout à l’exil devant les pogroms et les dettes, choisit la France parce que c’est le pays où l’intelligentsia se soulève pour défendre un petit officier juif, y trace son chemin et prospère pendant les années folles, puis subit de plein fouet la trahison des pétainistes. Une histoire édifiante, qui s’étend sur un bon demi-siècle, marqué par les pires horreurs mais aussi par quelques grands moments d’humanité.
Et qui nous donna Robert Badinter. Ce n’est pas rien.
Dernière précision : le livre se termine par une annexe impressionnante : l’énumération des lois, décrets et ordonnances ayant formé le droit antisémite et xénophobe en France pendant la seconde guerre mondiale. Sans commentaire.
N’oubliez jamais…
Patrick Henry,
Ancien Président
[1] Dont le très brillant L’Ordre de Cicéron (4 tomes, de 2004 à 2012, chez Glénat).
[2] La complainte des landes perdues, de Dufaux et Rosinski (les 4 premiers tomes, de 1993 à 1998, chez Dargaux).
[3] Idiss.