Le Fil blanc : la Spin-off
Pour rappel, la Spin-off du Fil blanc s’attèle chaque mois (une Tribune sur deux ou presque) à examiner une branche spécifique du droit à la loupe, afin de déterminer où sa pratique pourrait donner lieu à un assujettissement et quels y seraient les indices d’un éventuel blanchiment.
Votre Fil blanc classique ne raccroche pas sa blouse (blanche) pour autant, mais passe par conséquent à une périodicité mensuelle (l’autre Tribune sur deux).
Thème de cette édition : le recouvrement de créances.
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Le recouvrement de créances qui nettoie plus blanc que blanc…
Menace de niveau élevé : ainsi figure le recouvrement de créance dans la cartographie des risques de la profession d’avocat1 élaborée en France par le Conseil national des barreaux, l’Ordre de Paris et la Conférence des bâtonniers2.
Cette analyse n’est pour autant pas limitée à l’Hexagone.
Chaque année, la CTIF publie un rapport de ses activités dans lequel elle s’attelle à décrire les tendances de la période en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, telles qu’elles ressortent des dossiers qui lui ont été communiqués.
Le dernier rapport publié, relatif à l’année 20213, explique comment de fausses factures peuvent être utilisées aux fins de blanchir l’argent issu d’activités illégales.
Il est ainsi parfaitement possible que vous soyez un jour consulté en vue d’assigner en paiement sur base de factures fictives ; quoi de mieux, pour justifier un paiement et un encaissement, qu’une décision judiciaire ?
Comment ça marche ?
Prenons un exemple simple :
Vous êtes consulté par Monsieur A, qui se présente comme dirigeant d’une entreprise de nettoyage industriel B. Cette dernière a émis des factures à l’attention de différents clients professionnels qui restent impayées.
Vous lancez citations en paiement, vos demandes ne sont pas sérieusement contestées, des jugements conformes sont rendus et vous obtenez paiements des débiteurs.
En réalité, les factures pour lesquelles vous avez obtenu condamnation sont fausses. Sans le savoir, vous avez contribué à blanchir des sommes à due concurrence.
Comment cela ?
Monsieur A n’est pas seulement chef d’entreprise – il ne l’est peut-être même pas, et B peut être totalement fictive – il est aussi et surtout à la tête d’un trafic de drogues. Ses activités illicites génèrent des liquidités importantes que Monsieur A blanchit de différentes façons. L’une d’entre elles, dont vous avez été victime, implique le concours de faux débiteurs en besoin de liquidités.
Les « clients » de B que vous avez assignés en paiement sont de véritables professionnels, actifs dans le secteur, mais ont recours à une main d’œuvre non déclarée, payable en cash, et ont donc besoin de beaucoup de liquidités.
Cet argent « sale » est mis à disposition par Monsieur A, qui récupère des fonds « propre » grâce à de fausses factures émises par B.
Ces factures sont au-delà de tout soupçon, puisque grâce à votre intervention, un juge en a ordonné le paiement.
Pourquoi avoir recours à un avocat ? Pourquoi aller jusque devant le juge ? Pourquoi jouer au petit jeu d’un litige judiciaire puisque dès le départ, tous les protagonistes de ce bon coup de lessive sont d’accord sur la chose et le prix, et que les justificatifs comptables sont émis ?
On peut certainement se passer des cases procès et avocat, mais on peut décider de les jouer aussi, pour renforcer la crédibilité de l’opération et tant qu’à faire, pour bénéficier du passage des fonds par votre compte de tiers, fonds que vous vous chargerez vous-même de transférer ensuite sur un ou plusieurs autres comptes, sur les instructions de votre cliente.
Vous contribuez ainsi complaisamment à la multiplication des transactions bancaires indispensable à rendre à terme les fonds intraçables.
Comment éviter de se faire piéger :
La seule chance de déjouer ce jeu de dupe, c’est de documenter son dossier.
Ceci implique dans un premier temps d’identifier le niveau de risque qu’il représente, de sorte à pouvoir appliquer le niveau de vigilance approprié, tel que défini dans votre manuel de procédures interne (en fonction du niveau de risques, quelles mesures sont appliquées en termes d’identification, de vérification, de vigilance continue ?).
A cet égard, la Commission anti-blanchiment d’AVOCATS.BE vous invite vivement à prendre connaissance à tout le moins du rapport annuel de la CTIF ; les mécanismes actuels de blanchiment pratiqués dans nos régions y sont décrits de façon suffisamment concrète pour que vous puissiez discerner les risques auxquels vous êtes exposé dans votre pratique quotidienne.
Ceci vous permettra d’adopter des mesures adaptées à votre activité pour vous en prémunir.
Dans l’exemple proposé, les questions à se poser utilement peuvent être les suivantes : quel est le secteur d’activité de votre cliente ? se trouve-t-elle à l’étranger ? Fait-elle partie d’une structure qui vous semble complexe ? le dossier qui vous est confié fait-il apparaitre l’intervention d’autres structures dans les relations entre parties dont vous ne comprenez pas l’utilité ? quel est le secteur d’activité du ou des débiteurs ? s’agit-il d’un secteur où le besoin de liquidités peut être important4 ? quelles sont les informations disponibles sur internet à leur sujet ? au sujet de votre cliente ? les factures qui vous sont remises sont-elles suffisamment détaillées ou trop laconiques ? quels sont les autres éléments mis en votre possession qui étayent la réalité des opérations litigieuses ? qui est votre personne de contact au sein de la société qui vous consulte ? pouvez-vous facilement l’identifier ? la société change-t-elle trop souvent de mains ? pouvez-vous obtenir aisément des informations identifiant les bénéficiaires effectifs ? à qui appartiennent les numéros de comptes sur lesquels les sommes doivent être versées ?
Comme à chaque fois, moins les réponses sont claires, plus il faut poser de questions.
Si vous n’obtenez pas de réponse satisfaisante, n’acceptez pas le dossier.
Si en cours de procédure, des éléments vous donnent à penser que vous avez été instrumentalisé aux fins de blanchiment, une déclaration de soupçons dans le cadre de « l’exception à l’exception » prévue par l’article 53 de la loi du 18.09.2017 devra être envisagée.
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Si l’avocat, « c’est quelqu’un qu’il faut voir avant pour éviter les ennuis après », la sagesse populaire nous avertit, avec la jolie pointe d’ironie qui la caractérise : « les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».
Un seul remède pour conjurer le sort : l’information.
Alors documentez-vous sur les risques auxquels vous êtes exposé, organisez-vous et donnez-vous les moyens de les détecter dans les dossiers qui vous sont confiés.
Déborah Charlier
Avocate au barreau de Charleroi
Membre de la Commission anti-blanchiment d’AVOCATS.BE
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1 La combinaison des menaces au degré de vulnérabilité des avocats permet de quantifier le risque de blanchiment, faible, modéré ou élevé, selon la méthode d’approche des risques élaborée par le GAFI
2 https://www.cnb.avocat.fr/sites/default/files/documents/cnb_guide_lutte-contre-blanchiment_3eme_edition.pdf
3 https://www.ctif-cfi.be/images/documents/French/Rapports_annuels/CTIFRAPPORTANNUEL2021.pdf
4 Vente de véhicules d’occasion, commerces de détail, restaurants, sociétés de nettoyage, etc.
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Vous pouvez toujours adresser vos questions à blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire dans les meilleurs délais.
Rappelons que tous les documents proposés par la Commission anti-blanchiment pour vous faciliter la lutte anti-blanchiment se trouvent sur l’extranet d’AVOCATS.BE.