TABLE DES MATIERES
La Directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité (« CSRD »)
1 Introduction : transition vers la durabilité !
2 Champ d’application de la CSRD et entrée en vigueur
3 Réflexions relatives au contenu du rapport de gestion en matière de « durabilité »
3.1 Les mystères de la « double importance relative » (en anglais « double materiality »)
3.2 L’approche par la « matérialité » (en français : « importance relative »)
3.3 Les « standards » de durabilité – la digitalisation du rapport
3.4 Impact de CSRD sur les entreprises non soumises à cette réglementation : la « chaine de valeur »
3.5 Les services d’un avocat dans la chaine de valeurs
3.6 Obligation d’effectuer des « diligences raisonnables »
3.7 Audit des informations relatives à la durabilité
Conclusions et perspectives
1. Introduction : transition vers la durabilité !
Le 11 décembre 20191, la Commission européenne publiait son « Pacte vert pour l’Europe » (« European Green Deal »)2 qui fera du continent européen le premier continent neutre pour le climat d’ici 2050. Pour y arriver, il faudra réduire d’au moins 55%3 ses émissions de gaz à effet de serre et planter trois milliards d’arbres d’ici 2030, notamment. De multiples initiatives sont annoncées dans le but d’assurer que tant le secteur public que le secteur privé y apporteront une contribution massive. Parmi ces mesures, poursuivre à marche forcée de l’initiative « finance durable » lancée en mars 20184 et réformer la gouvernance5 et du « reporting extra-financier » des entreprises. C’est uniquement sur ce tout dernier volet que la présente contribution se penche.
Le 16 décembre 2022 a été publiée au Journal Officiel de l’UE la Directive (UE) 2022/2464 du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises6 (souvent désignée par son acronyme anglais « CSRD »).
Cette directive remplace la première tentative d’intégrer la « durabilité »7 ou la « responsabilité sociale des entreprises »8 dans le rapport de gestion des grandes sociétés9 cotées et les sociétés qualifiées d’ « entités d’intérêt public »10. Cette tentative dite de « déclaration d’informations non financières » était louable11, mais elle a abouti à des résultats mitigés : en Belgique la FSMA a, dans deux études, passé en revue les pratiques des entreprises cotées et constaté qu’elles balbutiaient souvent un récit anecdotique et creux à propos de leurs efforts pour contribuer à un monde durable12.
Pourquoi demander aux entreprises de rendre compte de leur « durabilité » ? La réponse est simple : notre système économique, ébloui par son efficacité due notamment à une énergie très bon marché13, a préféré ignorer l’impact de l’industrialisation et de l’accélération de nos activités sur notre environnement social et naturel au point que nous arrivons à présent à un état de « surchauffe » et d’épuisement préoccupants14. Certains pronostiquent un effondrement de notre société qui pourrait se réaliser au cours des prochaines années (pour des raisons climatiques mais aussi en raison de la disparition de la biodiversité, de l’accroissement des inégalités, des défauts du système d’éducation, de l’endettement, des conflits armés, etc.).
Dans la première directive relative aux informations non-financières, le législateur européen l’affirmait déjà : « La communication d'informations non financières est … essentielle pour mener à bien la transition vers une économie mondiale durable, en associant la rentabilité à long terme à la justice sociale et à la protection de l'environnement »15. Le mot est lâché : « transition »16. Il faut sortir d’un système qui n’a pas d’avenir et construire une « économie mondiale durable ».
Si la première directive n’a permis que des balbutiements, la nouvelle directive aura probablement un impact « révolutionnaire » sur les entreprises. Non seulement les entreprises soumises directement à cette directive seront impactées, mais aussi tous leurs partenaires commerciaux et, de façon plus large, toutes les entreprises qui veulent emboiter le pas au changement fondamental de nos économies dont nous ressentons les signes avant-coureurs d’une série de crises majeures.
2. Champ d’application de la CSRD et entrée en vigueur
L’obligation de publier des informations en matière de durabilité s’impose à des entreprises qui, en Belgique, ont la forme de SA, SRL ou SC.
La nouvelle directive devra être transposée en droit belge pour le 6 juillet 202417, mais elle sera applicable à l’exercice comptable commençant le ou après le 1er janvier 2024 (publication du rapport de durabilité en 2025) pour les sociétés soumises actuellement à l’obligation de publier une déclaration d’informations non financières18.
L’obligation de publier des informations en matière de durabilité s’imposera dorénavant à un nombre bien plus élevé d’entreprises19. Il s’agit d’une part des grandes entreprises20 cotées ou non cotées (publication en 2026 pour les comptes 2025), et d’autre part des autres entreprises qui sont des « entités d’intérêt public » (ci-dessus, note 10) sans être une « micro-entreprise »21 (publication en 2027 pour les comptes 2026, avec possibilité de report de deux ans)22.
L’Union européenne veut également que son agenda de durabilité s’impose au-delà de ses frontières. A ce titre, elle impose la publication d’informations selon les standards de durabilité européens aux grandes entreprises et aux grands groupes extérieurs à l’Union européenne mais qui y ont un chiffre d’affaire net consolidé supérieur à cent cinquante million d’euros par an pendant les deux dernières années et qui disposent d’une filiale qui est une grande entreprise ou une entité d’intérêt public (sans être une micro-entreprise) ou d’une succursale sur le territoire de l’Union européenne qui réalise un chiffre d’affaire d’au moins quarante millions d’euros23. Ces obligations sont imposées dans un horizon de temps encore éloigné (2028 à 2030).
3. Réflexions relatives au contenu du rapport de gestion en matière de « durabilité »
3.1. Les mystères de la « double importance relative » (en anglais « double materiality »)
Un point majeur de l’obligation européenne de publication en matière de durabilité est que cette information doit non seulement être pertinente pour celui qui souhaite connaître la santé financière d’une société (on parle alors de « l’importance du point de vue financier », en anglais « financial materiality »), mais aussi pour les autres « parties prenantes » qui gravitent autour de l’entreprise qui anime la société (on parle alors de « l’importance du point de vue de l’incidence », en anglais « impact materiality »24). Ce second point de vue implique d’être à l’écoute de ses « parties prenantes » et d’intégrer le cas échéant leurs préoccupations majeures dans la stratégie de l’entreprise.
Une bataille des nerfs s’est récemment déroulée entre l’Union européenne et un interlocuteur flamboyant au niveau des normes internationales (l’association « ISSB »), Emmanuel Faber25, ce dernier affirmant que les prétentions européennes autour de la « double matérialité » faisaient un « bruit » inutile dans le cadre naissant des normes en matière de durabilité.
Il est un fait que les normes adoptées en juin 2023 (uniquement sur la question du climat) au niveau international par l’ISSB – et désignées comme normes internationales de référence par l’IOSCO26 – ne se réfèrent qu’à la financial materiality27.
Cette différence de posture, qui semble idéologique, a en réalité un fond matériel important qui oppose deux visions du monde : d’une part ceux qui pensent que le monde financier doit être préservé avant tout et qu’il faut, dans la mesure du possible, y intégrer les défis climatiques, environnementaux et sociaux que qui ne font que s’amplifier et d’autre part ceux qui pensent (et la Commission européenne semble en être) qu’il faut profondément repenser notre modèle de société pour mettre en premier lieu l’impact social et environnemental des activités économiques, et ensuite, comme une préoccupation qui ne vient qu’en second lieu d’un point de vue politique, les questions de rentabilité financière de nos entreprises.
En obligeant de rendre compte de son « impact » sur son milieu sans considération de sa propre profitabilité financière, le législateur européen oblige à revoir (potentiellement) complètement la stratégie d’une entreprise qui, si elle constate qu’elle a un impact négatif significatif sur son milieu, devrait d’abord étudier comment y remédier avant de penser à générer du profit28. Cette nouvelle perspective est « révolutionnaire » en ce qu’elle oblige de tourner le regard vers un autre point que la rentabilité, le point de la « durabilité » et du « bien commun ». Cette nouvelle perspective contient également une masse énorme d’opportunités pour les entreprises qui se pensent en cohérence avec un monde « durable ».
3.2 L’approche par la « matérialité » (en français : « importance relative »)
Seules les informations qui sont importantes pour les destinataires29 du rapport doivent être reprises, à l’exclusion de ce qui est anecdotique ou sans impact. Ainsi le fait que les employés sont allés planter des arbres pour lutter contre le réchauffement climatique est insignifiant si l’entreprise ne rend pas compte également de son emprunte carbone et des efforts qu’elle fait pour la réduire.
L’évaluation de l’importance relative des domaines d’activité dont il sera rendu compte dans le rapport de gestion est une opération essentielle dans le cadre européen. Il s’agit d’un exercice qui précède la rédaction du rapport de gestion et qui doit être documentée par l’entreprise pour pouvoir justifier de ses choix de rendre compte ou pas à propos d’un sujet de durabilité. Ce n’est que lorsqu’un sujet n’est pas « important » (pas « material ») qu’il peut ne pas faire l’objet d’une reddition de compte dans le rapport.
Le règlement délégué dont il est question dans la section suivante précise qu’une entreprise n’est pas obligée d’expliquer dans son rapport pourquoi certains sujets de durabilité ne sont pas importants et dès lors ne sont pas traités, sauf pour le sujet « climat » qui, s’il n’est pas jugé important par l’entreprise, devra faire l’objet d’un exposé précis des motifs pour lesquels il en serait ainsi30. Il est fort probable que pratiquement toutes les sociétés concernées aborderont le climat dans leur rapport de gestion.
3.3 Les « standards » de durabilité – la digitalisation du rapport
Le 31 juillet 2023, en exécution du nouvel article 29 ter de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013, la Commission européenne, après un long travail préparatoire confié à l’EFRAG et après avoir longuement entendu les parties intéressées de tous bords, a adopté un règlement délégué « complétant la directive 2013/34/UE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les normes d'information en matière de durabilité »31.
Ce volumineux document contient des « normes » (en anglais « standards » ou « ESRS32 ») auxquelles les entreprises soumises à CSRD doivent se conformer, selon un processus d’entrée en vigueur « par étapes » (en anglais « phase-in »).
Ces normes couvrent en principe33 tous les sujets de durabilité à propos desquels il faut rendre compte. Elles sont au nombre de douze34 et s’appliquent à tous les secteurs d’activité de l’économie. Des normes sectorielles seront adoptées au cours des années à venir. Dans l’intervalle, les entreprises pourront, pour leur secteur d’activité et dans la mesure du nécessaire, recourir à des normes internationales ou sectorielles existantes pour rendre compte de certains facteurs importants non couverts par les normes existantes.
Ces normes décrivent de façon précise et selon une structure uniforme le type et la nature des informations qui devront être publiées. Dans chaque norme, une série d’« exigences de publication » (en anglais « disclosure requirements ») et de « points de données » (en anglais « datapoints ») sont identifiés qui, s’ils sont évalués comme importants (en anglais « material »), doivent être repris dans le rapport de gestion. L’entreprise devra fournir un index de ces éléments pour faciliter la lecture par les destinataires du rapport, et devront adopter un format électronique unique et des « balises » qui faciliteront la recherche d’informations et leur agrégation au moyen d’outils digitaux35.
Seules les normes ESRS 1 (« Exigences générales ») et ESRS 2 (« Informations générales à publier ») sont mises en œuvre dans le rapport de gestion obligatoirement. Les informations contenues dans les autres normes ne doivent être reprises dans le rapport de gestion que si elles sont « importantes » pour permettre aux partie prenantes (financières ou non-financières) de comprendre l’évolution des affaires et les perspectives de l’entreprise à court (l’année financière), moyen (jusqu’à 5 ans) et long terme (plus de 5 ans)36.
3.4 Impact de CSRD sur les entreprises non soumises à cette réglementation : la « chaine de valeur »
Le rapport de gestion ne peut pas se contenter de rendre compte des activités de la société elle-même (ou de son groupe d’un point de vue consolidé) en matière de durabilité. Il doit également rendre compte de l’impact résultant de l’activité de l’ensemble de sa « chaine de valeur ».
Les modèles d’entreprises peuvent exister sous forme de chaine de production intégrée, dans laquelle tous les maillons de la chaine de production font partie du même groupe de sociétés, depuis l’extraction de la matière première jusqu’à la vente d’un produit fini ou semi-fini, en sorte qu’un contrôle s’effectue sur cet ensemble pour en tirer le maximum d’efficacité. Tel est le cas des grands groupes pétroliers (Total, Shell, …).
Les entreprises peuvent exister également sous forme d’entités indépendantes ayant chacune une tâche déterminée, qui s’organisent de façon (plus ou moins) autonome et qui sont en relation contractuelles les unes avec les autres dans la chaine de production en qualité de fournisseurs de biens ou de services. Tel est souvent le cas dans le domaine du textile, qui conçoit et commercialise ses produits dans les pays développés mais les fait produire dans des pays en développement à travers un immense réseau de sous-traitants ou de fournisseurs et intermédiaires37.
Dans les deux cas, le produit qui est mis sur le marché a un historique de production38 qui doit pouvoir être retracé pour en évaluer la « durabilité ». Il s’agit de remonter en amont de la chaine de valeur pour identifier la durabilité de la production elle-même39. En aval de la chaine de valeur40, il s’agit d’identifier l’usage qui sera fait du produit (ou du service) et son impact en termes de durabilité.
Si la collecte de données à l’intérieur d’un groupe n’est pas trop problématique, la collecte de données auprès des fournisseurs se heurte souvent à des obstacles très importants tenant à des questions de secret d’affaires, à des susceptibilités commerciales de toutes sortes ou tout simplement à un problème de communication (dû à la langue ou à la culture locale par exemple).
Le législateur européen est conscient de cette difficulté et donne un délai de trois ans aux entreprises pour rendre compte de façon complète en ce qui concerne leur chaine de valeur, en fonction de la difficulté effective d’obtenir des informations pertinentes et fiables41.
Dans de nombreuses entreprises, le maillons le plus important de sa chaine sera son client et le sort que réservera ce dernier au produit qu’il a acquis. Ainsi, si le produit est du pétrole, il le brulera sans aucun doute. Si le produit est un instrument ménager ou électronique, la question de sa réparabilité et de sa durée de vie seront essentielles pour déterminer si le produit est durable, en plus des caractéristiques de sa production.
3.5 Les services d’un avocat dans la chaine de valeurs
Pour l’avocat, se pose la question de savoir si son activité s’inscrit elle aussi dans une « chaine de valeur » et s’il pourrait devoir en rendre compte.
Il est difficile de nier que lorsqu’un avocat aide son client à décrocher un contrat ou à sortir d’un litige, l’avocat fait partie de la chaine de valeurs du client qu’il conseille ou qu’il défend. A ce titre, l’avocat devrait pouvoir rendre compte des conditions matérielles et sociales dans lesquelles se déroulent ses prestations de services42.
Par contre, un avocat n’a pas à rendre compte à son client du fait qu’il rend des services à d’autres clients dont l’activité est ou non favorable à la durabilité. Ce serait manifestement une violation de son devoir de discrétion, de son indépendance et de sa liberté. En outre, cette information est étrangère à la chaine de valeurs du client qui réclamerait une telle information.
Est-ce que l’avocat doit comptabiliser parmi les émissions de sa propre ‘chaine de valeur’ les émissions des clients producteurs de pétrole qu’il conseille et qui grâce à lui prospèrent dans cette activité ?
Le 19 avril 2023, la Law Society de Londres a publié un document43 dans lequel elle explique que les « advised emissions »44 ne font pas partie de la chaine de valeur à propos de laquelle un cabinet d’avocat pourrait devoir rendre compte. Mais des associations militantes ne sont pas de cet avis45 et la dispute fait rage46.
3.6 Obligation d’effectuer des « diligences raisonnables »
La collecte d’information en matière de durabilité est un exercice périlleux. Comment s’assurer que les données collectées soient fiables et qu’elles sont complètes ? En réalité, comme pour la collecte de données financières à l’intérieur d’une entreprise, il convient de mettre en place des procédures adaptées et fiables dans ce but (ce que l’on appelle le système de « contrôle interne »47).
CSRD impose de décrire la « procédure de diligence raisonnable » en vue de collecter et de contrôler la qualité des informations dans son rapport de gestion48. Une démarche essentielle de cette diligence raisonnable consiste à identifier les parties prenantes affectées ou potentiellement affectées par l’activité de l’entreprise et de rendre compte de l’incidence de l’entreprise sur ces personnes49.
La mise en œuvre de cette procédure à travers sa chaine de valeur constitue l’un des principaux objets de la proposition de Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937 renseignée ci-dessus (note 4).
3.7 Audit des informations relatives à la durabilité
CSRD impose le contrôle du respect des normes d’information en matière de durabilité (ESRS) et crée dans ce but une nouvelle fonction professionnelle50 : le contrôle indépendant des informations en matière de durabilité. Les réviseurs d’entreprise et les experts-comptables ne sont pas compétents pour ce contrôle. La nouvelle fonction sera exercée par des personnes spécialement qualifiées dans le domaine environnemental, climatique, social, des droits de l’homme et de la lutte contre la corruption. Afin de définir les critères d’admission à cette profession et les normes professionnelles à respecter, CSRD adapte la directive 2006/43/CE51 et le règlement n° 537/201452.
Le nouveau contrôleur sera soumis à des règles professionnelles de compétence et d’indépendance comparables à celles applicables à nos « réviseurs d’entreprise ».
Il s’agira dans un premier temps d’émettre une « assurance limitée » et, dans un second temps une « assurance raisonnable » quant à la qualité et la fiabilité de l’information publiée.
La première vérification que le contrôleur indépendant devra faire concerne le caractère correct de l’évaluation de l’importance (« materiality ») de l’incidence de la société en termes de durabilité. La qualité des informations recueillies tout au long de la chaine de valeur sera également une source de préoccupation majeure.
Le contrôle des informations sera effectué dès l’entrée en vigueur des nouvelles obligations de publication d’informations en matière de durabilité53.
Les sociétés concernées se mettront à la recherche d’un auditeur compétent dès qu’elles seront suffisamment avancées dans leur préparation, mais dans un délai raisonnable avant l’arrêt de leur premier rapport de gestion conforme à CSRD. Une période de préparation du travail de l’auditeur d’un an à l’avance est probablement un minimum.
Conclusions et perspectives
CSRD n’impose qu’une obligation, certes très lourde et nouvelle, de publier des informations. Elle n’oblige pas de ne pas polluer ou d’offrir des conditions de travail respectueuses de la dignité des personnes dans toute sa chaine de valeur ou de ne pas favoriser la corruption. Mais en obligeant de rendre compte sur ces matières, elle oblige indirectement de s’y engager, fut-ce pour des motifs tenant à la réputation de l’entreprise.
Une société pourrait très bien, théoriquement, publier des informations négatives quant à sa durabilité. Les conséquences seraient sans doute des problèmes pour le maintien de ses sources de financement et d’assurance. En effet, les banquiers et les assureurs doivent rendre compte de la durabilité qu’ils favorisent par leurs crédits ou assurances. Des problèmes pourraient également surgir dans leur capacité à engager de nouveaux membres du personnel ou à motiver les membres existants et à susciter un enthousiasme pour l’avenir. Enfin dans le cadre des marchés publics, les données en matière de durabilité pourraient avoir une influence non négligeable sur les chances de l’entreprise si elle est en compétition avec des entreprises engagées positivement dans la durabilité.
Publier des informations trop « vertes » sur ses activités crée l’écueil du « greenwashing »54, que CSRD a pour objectif de combattre, et que diverses autres initiatives de la Commission européenne55 et des autorités nationales56 combattent également.
Nous nous acheminons doucement mais sûrement vers une autre manière de produire et de consommer, qui sera plus durable que notre modèle actuel.
La première étape pour ce changement de cap est une prise de conscience précise de l’état des choses. Le monde scientifique et le monde associatif s’emploient à nous rendre compte de l’état du monde qui fait notre opulence, et des « trous noirs » de cette prospérité, non seulement du point de vue environnemental, mais aussi du point de vue social. Nous risquons de découvrir que notre prospérité génère des passifs sociaux et environnementaux considérables dont hériteront les générations futures.
La seconde étape pour ce changement consistera à produire autrement et à consommer autrement pour réduire notre dette sociale et environnementale, sans perdre notre prospérité si c’est possible, mais sans s’illusionner quant à l’ampleur des efforts qui nous sont demandés. Mais de quoi parle-t-on ? D’un investissement stratégique dans les solutions, investissement qui représente un coût annuel inférieur à 1% du PIB mondial jusque 203057, alors que ce fameux PIB a été multiplié par 50 entre le début et la fin de l’ère industrielle58.
Jean-Marc Gollier,
Avocat au barreau de Bruxelles
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1 Quatre ans après l’adoption des « Objectifs du développement durable » par l’l’ONU (Voir Pierre Henry, « L'avocat.e durable, en actions ! », La Tribune, 17 octobre 2023).
2 J.-M. Gollier, « Le green deal, un pas de plus dans le sens de la RSE », La Tribune, 1er octobre 2021.
3 L’Europe a produit historiquement (après les USA) le plus de gaz à effet de serre depuis le début de la période industrielle (source : Our World in Data) tandis que certains continents sont encore en développement et ont besoin plus que l’Europe de produits pétroliers pour assurer ce développement. Certains réclament que l’Europe (et les USA) fassent un effort plus que proportionnel pour réduire leur emprunte carbone (voir le Rapport 2023 du Programme pour l’environnement de l’ONU intitulé « Rapport 2023 sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions », 21 novembre 2023).
4 Concernant ce sujet foisonnant, voir notamment la page dédicacée du site de la Commission européenne et celui de la FSMA.
5 Un immense sujet est celui de la proposition de Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937 dont le processus d’adoption est en voie d’achèvement (procédure 2022/0051/COD). Immense parce qu’il remet en cause massivement le principe de la gestion d’une entreprise en fonction des seuls intérêts des apporteurs de capitaux. Cette remise en cause est problématique pour nous avocats qui avons été éduqués dans une doctrine solide et claire qui rejette comme une absurdité malfaisante l’idée même d’une « citoyenneté » de l’entreprise qui aurait un rôle à jouer dans les enjeux de société. Selon cette doctrine, la raison d’être de la société c’est de faire des profits, son environnement social et naturel sont autant d’outils pour réaliser ce but. Inverser cette logique soi-disant naturelle pour imposer aux entreprises de ne plus faire de profits sans être capables de rendre compte de leur impact sur leur environnement est une révolution, qui succède, pour ainsi dire, à la « révolution industrielle » qui a commencé il y a 250 ans.
6 Directive (UE) 2022/2464 du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) no 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (http://data.europa.eu/eli/dir/2022/2464/oj). Voir notamment le résumé qu’en donne le SPF économie.
7 La notion de « durabilité » a été forgée en 1987 dans le « Rapport Brundtland » commandé par l’ONU pour savoir si notre mode de développement ne présentait pas des faiblesses qui le rendrait non durable. Ses conclusions sont intéressantes et toujours d’actualité (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_Brundtland). Voir aussi note 1 ci-dessus.
8 La RSE est définie comme étant « «la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » dans la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions – Responsabilité sociale des entreprises: une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 » [COM(2011) 681 final du 25.10.2011]
9 Sociétés comptant au moins 500 travailleurs, et dépassement d’au moins un des deux seuils : total de bilan (17 millions EUR) et/ou chiffre d’affaires (34 millions EUR) (article 3:6, § 4, Code des sociétés et associations (le « CSA »)).
10 Les notions de « société cotée » et d’« entité d’intérêt public » sont définies aux article 1:11 et 1:12, CSA. Sont notamment des entités d’intérêt public les sociétés cotées sur un marché réglementé, les banques et les compagnies d’assurance.
11 Directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes, traduite en droit belge par une loi du 3 septembre 2017. L’essentiel de ce texte se retrouve actuellement aux articles 3:6, § 4 er 3:32, § 2, CSA.
12 FSMA: étude n°47 (mars 2019) « Respect par les sociétés cotées belges des obligations de publication d’une déclaration non financière » Constat: médiocrité ; FSMA: étude n° 48 (juin 2021) « Reporting non financier : Étude de suivi et orientations à l’attention des sociétés belges cotées » Constat: progrès (surtout dans le reporting environnemental) mais marge d’amélioration disponible.
13 Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, Le monde sans fin (bande dessinée), Dargaud, 2021.
14 J.-M. Gollier, éditorial : “Droit des sociétés en transition”, RPS/TRV, 2018, p. 347-348.
15 Directive 2014/95/UE précitée, considérant 3.
16 J.-M. Gollier, loc. cit.
17 Article 5 de la Directive (UE) 2022/2464. Le gouvernement fédéral belge se serait emparé du sujet en plancherait actuellement sur une transposition de la directive en droit belge avant l’échéance européenne, et malgré la période électorale qui va s’ouvrir. Quelques options sensibles devront faire l’objet d’un choix par le législateur belge.
18 Articles 3:6, paragraphe 4 et 3:32, § 2, CSA.
19 On passerait de 11.000 à plus de 50.000 entités.
20 Définies comme dépassant au moins deux des trois critères suivants : total de bilan vingt millions d’euros ; chiffre d’affaires net de quarante millions d’euros, nombre moyen de travailleurs au cours de l’exercice : 250 (article 3.3 de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013).
21 Définies comme ne dépassant pas au moins deux des trois critères suivants : total de bilan 350.000 euros ; chiffre d’affaires net 700.000 euros, nombre moyen de travailleurs au cours de l’exercice : 10 (article 3.1 de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013).
22 Article 5 de la Directive (UE) 2022/2464.
23 Articles 40 bis à 40 quinquies de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013.
24 Considérant (29) de la Directive (UE) 2022/2464. Adde : J.-M. Gollier, « Parties prenantes et "Double Materiality" », in Liber Amicorum Didier Willermain, Larcier, 2023, 557-598.
25 Ex-PDG de Danone, qui a été remercié avec fraquas en 2021 par des actionnaires activistes qui lui reprochaient un manque de rentabilité financière.
26 L’IOSCO est l’association internationale des autorités des marchés financiers (https://iosco.org). Son président est actuellement le belge Jean-Paul Servais, par ailleurs président de la FSMA.
27 https://www.ifrs.org/groups/international-sustainability-standards-board/issb-frequently-asked-questions/
28 C’est ce à quoi obligera la Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937 citée en note 5 ci-dessus.
29 Dans sa logique de « double importance relative », la Commission européenne identifie deux types de destinataires : les personnes intéressées à la société pour des motifs financiers (investisseur, actionnaire, banquier) et les autres personnes intéressées (travailleurs, fournisseurs, riverains, pouvoirs publics, ONG, etc.) (ESRS 1, paragraphes 22 à 24).
30 ESRS 1, paragraphe 32. Comme exposé au texte dans la section suivante, les « ESRS » sont les normes adoptées dans le cadre du règlement délégué du 31 juillet 2023. L’ESRS 1 est la toute première norme, qui expose les règles générales.
31 Texte disponible par ce lien : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=PI_COM:C(2023)5303. Le Conseil et le Parlement européens disposaient d’un délai de deux mois après la transmission du texte dans les langues de l’UE le 21 août 2023 pour faire valoir leurs éventuelles objections. Aucune objection n’ayant été émises, le texte est devenu final et devrait être publiés au Journal Officiel UE prochainement.
32 Acronyme anglais de « European sustainability reporting standards ».
33 Si une entreprise estime qu’elle doit rendre compte d’un sujet de durabilité qui ne figure pas parmi les normes publiées par la Commission européenne, elle devra en rendre compte de façon autonome en s’inspirant, le cas échéant, d’autres normes internationales existantes.
34 Liste des normes adoptées le 31 juillet 2023 :
Deux normes générales : ESRS 1 – Exigences générales ; ESRS 2 – Informations générales à publier ;
Cinq normes environnementales : ESRS E1 – Changement climatique ; ESRS E2 – Pollution ; ESRS E3 – Ressources aquatiques et marines ; ESRS E4 – Biodiversité et écosystèmes ; ESRS E5 – Utilisation des ressources et économie circulaire ;
Quatre normes sociales : ESRS S1 – Effectifs de l’entreprise ; ESRS S2 – Travailleurs de la chaîne de valeur ; ESRS S3 – Communautés touchées ; ESRS S4 – Consommateurs et utilisateurs finaux ;
Une norme de gouvernance : ESRS G1 – Conduite des affaires.
35 Article 29 quinquies de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013.
36 Définition des court- moyen- et long terme : ESRS 1, paragraphe 77.
37 On se souvient du drame du « Rana Plaza », bâtiment qui s’est effondré le 24 avril 2013, ensevelissant des milliers de travailleuses et de travailleurs et causant plus de mille morts et deux mille cinq cents personnes blessées. De nombreuses entreprises européennes y faisaient confectionner leurs produits à des prix défiant toute concurrence, précisément à cause des conditions sociales et sanitaires déplorables. L’OIT a publié récemment un documentaire « The Rana Plaza disaster ten years on: What has changed? » qui fait le point sur la situation. L’un des changements constatés est qu’une partie de la confection s’est déplacée du Bengladesh, devenu plus soucieux du bien être de ses travailleurs, vers le Vietnam.
38 Ou un « cycle de vie » (en anglais « life cycle »), qui comprend également la ‘fin’ de vie après valorisation.
39 Comment la matière première a-t-elle été extraite et ensuite traitée ? Des enfants ont-ils été mis au travail ? Les conditions de travail sont-elles saines ? Des procédés polluants ont-ils été utilisés ? …
40 Alors que la « chaine de production » s’arrêt au moment où la production est achevée (chaine en amont de la commercialisation), la « chaine de valeur » ne s’arrête qu’au moment où le produit est « valorisé » par son usage ou sa consommation, et lorsqu’il ne peut plus être utilisé, par son traitement comme déchet (chaine au-delà de la commercialisation).
41 Article 19 bis et 29 bis, paragraphe 3, alinéas 1 et 2, de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013.
42 Par exemple, il doit pouvoir confirmer à son client qu’il ne pas fait travailler d’enfants, que les travailleurs qui assurent la propreté de ses locaux ne sont pas exploités, qu’il existe une politique qui favorise l’égalité des genres dans la promotion interne et la rémunération, qu’il existe une politique qui vise à réduire l’emprunte carbone de son cabinet. Aucune de ces informations ne porte sur un domaine couvert par le secret professionnel de l’avocat.
43 https://www.lawsociety.org.uk/topics/climate-change/impact-of-climate-change-on-solicitors
44 Il va par ailleurs de soi qu’un avocat qui défend en justice l’auteur d’une pollution ne doit pas compter cette pollution dans son rapport de développement durable. Mais qu’en est-il de l’avocat qui assiste un producteur de produits pétroliers qui souhaiterait combattre une norme qui l’obligerait à se conformer à l’Accord de Paris ? Sous peine de compromettre le rôle de l’avocat dans un état de droit, cette intervention ne devrait pas non plus être comptée dans l’emprunte environnementale de l’avocat. C’est en fin de compte une problématique ancienne qui ressurgit et que connaissent bien les avocats fiscalistes et pénalistes : ils ne peuvent pas être confondus avec leurs clients dont ils défendent les intérêts dans les limites de la légalité et de ce que leur dicte leur conscience (article 1.1 du Code de déontologie : « Fidèle à son serment, l’avocat veille, en conscience, tant aux intérêts de ceux qu’il conseille ou dont il défend les droits et libertés qu’au respect de l’État de droit. Il ne se limite pas à l’exercice fidèle du mandat que lui a donné son client. »).
45 Voir la brochure publiée par une association d’étudiants en droit : https://www.ls4ca.org/blog-show-all/the-carbon-circle.
46 https://www.lawgazette.co.uk/news/law-society-issues-landmark-guidance-on-climate-change/5115751.article
47 La Commission belge Corporate Governance propose des lignes directrices du « Contrôle interne et gestion des risques » [2009].
48 Article 19bis et 29 bis, paragraphe 2, f), i), de la Directive comptable 2013/34/UE du 26 juin 2013.
49 Le guide de référence en cette matière (bien qu’il soit fort abstrait) est le guide publié par l’OCDE en 2018.
50 Les missions du comité d’audit sont également compétées pour couvrir cette matière nouvelle (avec faculté pour les Etats membres de confier cette mission à un autre comité).
51 Directive 2006/43/CE du 17 mai 2006 concernant les contrôles légaux des comptes annuels et des comptes consolidés et modifiant les directives 78/660/CEE et 83/349/CEE du Conseil, et abrogeant la directive 84/253/CEE du Conseil.
52 Règlement (UE) n ° 537/2014 du 16 avril 2014 relatif aux exigences spécifiques applicables au contrôle légal des comptes des entités d'intérêt public et abrogeant la décision 2005/909/CE de la Commission.
53 Article 5 de la Directive (UE) 2022/2464.
54 J.-M. Gollier, « Greenwashing », in C.-A. van Oldeneel, Dossier ESG, Bulletin des Assurances, Kluwer, 2023, 283-300.
55 Proposition de directive du 22 mars 2023 relative à la justification et à la communication des allégations environnementales explicites (directive sur les allégations écologiques) (COM(2023) 166 final).
56 Le 14 mars 2023, le SPF Economie a lancé une campagne pour alerter les consommateurs et les entreprises sur l’utilisation trompeuse d’allégations environnementales : https://news.economie.fgov.be/223960-trop-vert-pour-etre-vrai
57 Le cout de réalisation des ODD serait de 5.000 milliards d’USD par an jusqu’en 2030: https://unctad.org/fr/news/la-cnuced-evalue-le-cout-vers-la-realisation-des-objectifs-de-developpement-durable
58 “With a real growth rate of 2 percent per year, we now consume fifty times more goods and services than during the Napoleonic era” (Christian Gollier, Ethical asset valuation and the good society, Columbia University Press, New York, 2017, p. 84; trad. Finance responsable pour une société meilleure, PUF, 2019).