1. Le bon vieux temps
Jadis, lorsque j’ai commencé à exercer le métier d’avocat, les choses étaient claires : dès que l’on prêtait serment, secret professionnel et mission judiciaire obligent, il n’était pas question pour nous de fricoter avec des comptables, des notaires, voire pire encore, avec des agents d’affaires. Le mieux que nous pouvions espérer était de nous regrouper et d’exercer notre dur labeur en commun, le cas échéant au sein d’une association intégrée.
Mais les grands cabinets américains, et même certains de nos confrères européens (anglais ou allemands par exemple), ont voulu nous obliger à repenser les choses.
En effet, pour certains d’entre eux, il ne fallait pas nécessairement jeter l’anathème sur les associations entre avocats et notaires, voire entre avocats et comptables ou experts comptables.
2. L’indépendance des avocats sauvée par la Cour de Justice de l’Union européenne
Fort à propos, la CJUE a été consultée (dans son arrêt Wouters de 2002) à propos de la réglementation adoptée par l’Ordre des Avocats néerlandais, qui interdisait la collaboration entre avocats et experts-comptables.
La Cour va préciser, au point 100 de son arrêt que :
« Selon les conceptions en vigueur aux Pays-Bas, où l’ordre des avocats est chargé par l’article 28 de l’Advocatenwet d’arrêter la réglementation devant assurer l’exercice correct de la profession d’avocat, les règles essentielles adoptées à cet effet sont notamment le devoir de défendre son client en toute indépendance et dans l’intérêt exclusif de celui-ci, celui, déjà mentionné, d’éviter tout risque de conflits d’intérêts ainsi que le devoir de respecter un strict secret professionnel ».
La Cour ajoute au point 105 qu’elle accepte l’idée que « l’ordre néerlandais des avocats a pu considérer que l’avocat pourrait ne plus être en mesure de conseiller et de défendre son client de manière indépendante et dans le respect d’un strict secret professionnel s’il appartenait à une structure qui a également pour mission de rendre compte des résultats financiers des opérations pour lesquelles il est intervenu et de les certifier ».
Les explications données par l’Avocat Général Léger sur ce point sont plus élaborées. Il rappelle au point 182 de ses conclusions que le secret professionnel est la base de la relation de confiance qui existe entre l’avocat et son client, puis fournit, au point 186 de son raisonnement un exemple de situation présentant un risque de violation du secret professionnel, ce qui l’amène à considérer au point 187, comme le fera la Cour après lui, que la restriction de concurrence mise en place par la réglementation néerlandaise constitue un mal nécessaire pour protéger, dans l’intérêt général, la profession d’avocat aux Pays-Bas.
Suivant le raisonnement de son Avocat général, la Cour considèrera dès lors, au point 107 de son arrêt, que l’adoption de la réglementation néerlandaise a pu raisonnablement être considérée comme une restriction nécessaire, mais aussi qu’elle est proportionnée (point 109), ce dernier principe étant simplement énoncé, sans raisonnement particulier, ce qui, sans doute rend aujourd’hui l’appréciation des situations concrètes quelque peu plus délicat.
Sur ce dernier point également, l’Avocat général sera plus précis puisqu’il explique au point 192 de ses conclusions qu’il estime : « que la sauvegarde de l’indépendance et du secret professionnel de l’avocat ne peut être atteinte par des mesures moins restrictives de concurrence ».
De manière plus intéressante pour l’avenir, l’Avocat Général expliquait également dans la suite de ses conclusions pourquoi il considérait qu’un contrôle ordinal à postériori des membres d’une profession, ou des techniques d’engagements contractuels, ou encore de « chinese wall » n’étaient pas suffisantes pour assurer le respect de l’indépendance et du secret professionnel des avocats (point 194 paragraphe 2).
3. Le coup de pieds pro-concurrentiel de la Commission européenne, apparemment mitigé par la « directive Bolkestein »
Dans ses communications de 2004 et 2005, la Commission européenne avait déjà rappelé son crédo libéral et réaffirmé qu’elle considérait que nombre de professions réglementées contrevenaient aux règles de concurrence.
L’insistance de certains Etats-membres quant à la nécessaire libéralisation des services en Europe amènera les autorités communautaires à adopter la Directive 2006/123, dite « Directive services », plus communément appelée « Directive Bolkestein ».
Celle-ci a pour objectif d’éliminer les obstacles, à la fois, à la liberté d’établissement des prestataires de services dans les Etats membres et à la liberté des services entre Etats membres.
L’article 25 de la directive va préciser que :
« 1. Les États membres veillent à ce que les prestataires ne soient pas soumis à des exigences qui les obligent à exercer exclusivement une activité spécifique ou qui limitent l'exercice conjoint ou en partenariat d'activités différentes. »
Cette première partie de disposition est toutefois mitigée par la suite de l’article qui précise que l’interdiction de la pluridisciplinarité pourra être maintenue pour :
« a) les professions réglementées, dans la mesure où cela est justifié pour garantir le respect de règles de déontologie différentes en raison de la spécificité de chaque profession, et nécessaire pour garantir l'indépendance et l'impartialité de ces professions; »
Compte tenu de l’arrêt Wouters, les Ordres qui le souhaitent (tous ne le font pas en Europe), peuvent donc continuer à interdire l’interprofessionnalité aux avocats.
4. L’affaire C-384/18 : un nouveau coup de boutoir de la Commission européenne pouvant rebondir sur les avocats ?
Dans sa croisade à l’égard des professions réglementées, la Commission européenne s’en est prise aux dispositions en vigueur pour les experts-comptables et experts-financiers belges, dans le cadre de l’affaire en manquement C-384/18.
Pour préciser les choses, on rappellera que l’article 21, paragraphe 1er du Code de Déontologie des experts-comptables et fiscaux confirme clairement que la règle générale qui prévaut en Belgique est celle de l’autorisation de principe des activités pluridisciplinaires des comptables et fiscalistes, et ce, quelle que soit la nature de l’activité envisagée, sous réserve des quatre exceptions, à savoir celles de courtier ou d’agent d’assurances, d’agent immobilier ainsi que les activités bancaires et de services financiers.
Très subtilement, la Cour de Justice a demandé aux parties de faire un parallèle entre l’arrêt Wouters et l’affaire en cours.
La Belgique a expliqué que les interdictions qu’elle a édictées sont nécessaires dès lors que d’une part l’exercice conjoint de ces activités est de nature à créer des conflits d’intérêts et d’autre part qu’elles peuvent constituer un obstacle au respect du secret professionnel des comptables IPCF, qui, en Belgique, revêt un caractère essentiel.
Par ailleurs, la Belgique a expliqué que ces interdictions sont proportionnées à l’objectif de protection de l’indépendance et de l’impartialité et du respect du secret professionnel des comptables et fiscalistes IPCF, dès lors qu’elles sont strictement limitées à quatre professions et que la Commission reste en défaut de démontrer que les mesures moins restrictives dont elle postulait l’application sans tenir compte des spécificités du marché belge des comptables/fiscalistes IPCF seraient aussi efficaces que la solution retenue par la Belgique, et alors même que la Belgique a mis en évidence, dès la phase précontentieuse de l’affaire, l’absence d’effet utile des mesures préconisées par la Commission, rejoignant d’ailleurs l’avis de l’avocat général Léger dans l’affaire Wouters.
La Commission a, par contre, insisté dans ses écrits et son intervention orale, sur le fait que la liberté devrait rester de mise, et que des mesures de contrôle à postériori (non autrement définies) devaient suffire à éviter les problèmes.
La Cour n’a pas encore rendu sa décision, mais les conclusions de l’Avocat général ont bien été publiées en octobre de cette année. Celui-ci conclut, de manière surprenante, que les interdictions édictées par l’Institut des Experts comptables et fiscaux ne sont pas proportionnées.
Au passage, il marque son accord sur l’interprétation donnée par la Commission à la portée de l’article 25 de la directive :
« 42. Ainsi, dans le cadre de l’article 25 de la directive 2006/123, il convient d’appliquer, en ce qui concerne la dérogation à la règle, le même raisonnement quant à la charge de la preuve, celle-ci incombant à l’État membre. Cela découle également des termes « dans la mesure où » de l’article 25, paragraphe 1, sous a), de la directive 2006/123. À cet égard, il convient de rejeter la prémisse de l’argument du Royaume de Belgique, avancé notamment dans sa défense, selon laquelle l’objectif de l’article 25 de la directive 2006/123 serait d’encadrer la liberté des États membres de prévoir une interdiction d’exercer des activités multidisciplinaires. En effet, ainsi que le souligne la Commission à juste titre, l’objectif de cette disposition est au contraire de veiller à ce que les prestataires de service ne soient pas soumis à des exigences qui limitent, entre autres, l’exercice conjoint ou en partenariat d’activités différentes. »
C’est donc fondamentalement vers la liberté que l’on doit tendre, et toutes les interdictions décrétées par les autorités nationales sont considérées comme contraires à l’article 25 de la directive.
Ceci étant, la position de l’Avocat-Général concernant notre profession nous maintient à l’abri de l’orage pour un certain temps encore (à tout le moins dans notre mission d’assistance et de représentation en justice), puisqu’il précise :
« … L’argument du Royaume de Belgique revient à assimiler la situation des comptables à celle des avocats en ce qui concerne leur indépendance et leur impartialité. Or, la profession de comptable est sensiblement différente de celle d’avocat et cet argument ne saurait dès lors prospérer.
61. En effet, l’indépendance d’un avocat est primordiale dans le cadre de son activité d’assistance et de représentation en justice. Ainsi que l’a souligné l’avocat général Léger dans ses conclusions dans l’affaire Wouters e.a. (28), « l’avocat garantit dans un État de droit l’effectivité du principe de l’accès des justiciables au droit et aux instances juridictionnelles ». Les exigences d’indépendance, de respect du secret professionnel et de la nécessité d’éviter les conflits d’intérêt visent précisément à faciliter cette tâche. »
Il reste à voir bien sûr, si la Cour suivra ce raisonnement….
5. Alors…Interprofessionnalité : cauchemar ou inaccessible étoile ?
Pour l’instant, l’obligation de permettre, d’un point de vue général, l’interprofessionnalité aux membres de notre profession n’est donc pas à l’ordre du jour. Toutefois, on ne peut ignorer que la Commission visera toujours, avec le temps, à rogner le champ d’application des exceptions de l’article 25 de la directive.
En d’autres termes, l’interdiction de l’interdisciplinarité pourra-t-elle être imposée à des avocats- conseils, stratèges, limitant leur intervention au non-contentieux. Je n’en suis pas persuadé.
Par ailleurs, en sens inverse, nous ne pouvons ignorer l’existence d’une demande de la part de la clientèle, et ce n’est pas pour rien que la France par exemple, a adopté la loi « Macron » sur l’interprofessionnalité en 2015.
Ne devrions-nous donc pas, plutôt que de nous arc-bouter sur nos privilèges de plaidoirie, regarder vers l’avenir et mettre au point, avec d’autres professions réglementées certainement, les paramètres d’une interdisciplinarité bien comprise, et d’un contrôle efficace de son exercice.
Dominique Grisay,
Avocat au barreau de Bruxelles
Photo (c) Unsplash