Après deux décennies de « règne » sans partage, le bilan que le président-sultan laissera dans l’Histoire sera sans doute mitigé. Outre qu’elles sont exorbitantes pour ses finances en grande difficulté, les ambitions démesurées de sa politique étrangère ont fait de la Turquie une nation qui dérange. Bien qu’ils tolèrent de moins en moins ses ambivalences et ses chantages, ses alliés de l’OTAN, comme ses partenaires économiques de l’Union européenne, se trouvent bien en peine de prendre des mesures radicales face à un allié qui reste indispensable par sa force de frappe militaire et son positionnement géographique stratégique. Conscient de son poids géopolitique, Erdogan maintient son étrange stratégie d’équilibriste, caractérisée par une forte agressivité diplomatique, dans le seul et unique but est de faire avancer l’agenda qu’il a fixé pour la Turquie…
Le Moyen-Orient, c’est comme la Belgique : si on vous explique et que vous comprenez, c’est qu’on vous explique mal…
Pourtant, en lisant ce bel essai d’Ardavan Amir-Arslani, avocat turc inscrit au barreau de Paris, où il enseigne également la géopolitique du Moyen-Orient à l’École de guerre économique, j’ai eu l’impression de comprendre pas mal de choses. Bon, ce n’est pas tout le Moyen-Orient, mais c’est quand même la Turquie et ses voisins.
Pour Ardavan Amir-Arslani, les ambitions de Recep Erdogan tiennent en trois mots : califat, néo-ottomanisme, pantouranisme (ou panturcisme). Si Erdogan parvient, malgré un bilan économique peu reluisant, malgré des atteintes aux droits humains considérables, malgré le recul qu’il impose aux droits des femmes, malgré la pression qu’il impose aux minorités kurdes et alévies, malgré sa part de responsabilité dans les conséquences du séisme qui a ébranlé le sud du pays, c’est en grande partie parce qu’il parvient à faire rêver la majorité sunnite à sa gloire passée.
Erdogan est-il un nouveau sultan ? N’est-ce pas un peu ainsi que ses nouveaux partisans le voient ? Un nouveau sultan qui voudrait enterrer Mustafa Kemal Atatürk et le laïcisme qu’il a imposé à la tête de l’État.
Mardi 6 avril 2021. Lors d’une rencontre officielle en Turquie, Ursula von der Leyen et Charles Michel, respectivement présidente de la Commission européenne et président du Conseil européen, sont reçus par le président Erdogan. Surprise pour madame von der Leyen : aucune chaise n’est prévue pour elle, l’obligeant à s’asseoir sur un canapé, loin de ses homologues masculins qui n’ont fait aucun geste pour empêcher cet outrage au caractère sexiste évident, mais également diplomatique : il a démontré avec éloquence le peu de cas que le président turc fait désormais de l’Europe, lui qui était au début des années 2000 un défenseur de l’adhésion de son pays à l’Union européenne.
L’auteur fonde sa démonstration sur une analyse historique mettant en phase le déclin (long de plusieurs siècles) de l’Empire ottoman, son effondrement en 1914-1918, puis l’émergence d’une nation turque laïque, quoique sunnite, dans l’entre-deux guerres, avec la politique de celui qui préside à sa destinée depuis, quasiment, le début de ce siècle.
Le projet est clairement formulé par Recep Tayip Erdogan de former une jeunesse pieuse, de restituer la « civilisation éternelle islamo-turque », et sa volonté affichée de se positionner internationalement comme le principal défenseur du monde musulman face à l’Occident chrétien et à Israël.
Cuius regio, eius religio, disait-on jadis. On n’en est plus loin en Turquie, même si c’est au prix d’une résurgence programmée de la haine à l’égard de, comme le disait Alain Souchon, « tout ce qui n’est pas nous », les chrétiens, les kurdes, les chiites, les israéliens…
Mais c’est le monde dans lequel nous vivons. Un monde qui appartient, de plus en plus, aux démagogues et aux populistes
Enfin, l’état de la société turque témoigne de la manière la plus éloquente et la plus triste de l’échec d’une idéologie fantasmatique, nostalgique du passé et incapable de répondre à ses véritables préoccupations. Dans la Turquie de 2023, on manque de pain et les psychotropes sont la deuxième catégorie de médicaments les plus vendus, d’après les chiffres officiels du ministre de la Santé…
Luttons, donc. Encore et toujours.
Patrick HENRY