Les rentrées solennelles des barreaux et des jeunes barreaux ne sont pas des fatalités. Elles sont inéluctables et s’égrènent tout au long des rentrées judiciaires. Les fruits sont permis.
Le 20 janvier, le cœur des avocats de l’Ordre français du barreau de Bruxelles a battu la chamade. 2023 était un grand cru rafraichissant.
Le rituel immuable a été joué à la perfection : discours, réflexions sur la profession, fêtes et agapes, culture.
Expression corporelle.
Maître Melissa Sayeh avait choisi de nous parler du Corps de la femme, le corps du délit qui est au centre des inégalités. C’était un discours genré et engagé : un manifeste.
Face à #balancetonporc et #metoo ou aux remises en question récurrentes du droit de disposer de son corps, l’oratrice a prôné la réappropriation de ce corps dans sa substance. Notre société doit évoluer et ne plus penser comme si l’individu standard était un homme, a-t-elle plaidé.
Le diktat sur la femme est sournois dans notre société, car c’est à travers les commentaires et les attentes inconscientes à l’égard des femmes que la mainmise corporelle s’opère. Le corps est idéologique.
Dans notre profession, l’oratrice relève les discriminations liées à la maternité ou le désinvestissement des femmes aux postes décisionnels. Oh combien elle a raison ! Je rêve d’un barreau dans lequel plus de femmes auraient plus de responsabilités et qui serait encore meilleur et plus en paix.
Maître Sayeh plaide le respect et l’égalité pour devenir tous un peu plus libres. J’ai adhéré pleinement à la thèse défendue par la génération montante d’autant que, ses muses inspiratrices m’ont longtemps habité : Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, Gisèle Halimi.
L’oratrice a fait un discours féministe sans en faire une guerre des sexes. Elle a discouru à corps perdu avec sincérité et conviction et quasiment sans texte. Sa radicalité résidait dans la nuance. Cela n’a pas échappé aux chefs de corps et aux robes noires venues nombreuses des quatre coins d’Europe et qui lui ont fait une magnifique standing ovation.
Pour l’occasion, on avait recouvert la toile Vita Serena peinte en 1902 par Albert Ciamberlani occupant la paroi du fond de la salle des audiences solennelles d’une tenture noire comme en 1957 lorsqu’elle fut occultée par de lourdes tentures grises « pour raison d’indécence, les sujets traités par l’artiste comportant des nus d’hommes et de femmes ».
La réplique du président Maître Nicolas Gillet fut intelligente, construite et drôle à la Raymond Devos. Il nous fit la confidence que le sujet du discours ne lui était pas inconnu et qu’il en avait fréquenté beaucoup plus que l’oratrice, des corps de femmes. Mais non.
Dans sa conclusion, le bâtonnier Maître Emmanuel Plasschaert a revendiqué pour les avocats l’identité, le genre, la sexualité de manière plurielle. Belle ouverture.
Il a donné une dimension politique à son discours. Il a dénoncé à raison le retard endémique et historique de la Cour d’appel de Bruxelles. Cette justice calcifiée par l’exécutif est devenue une insulte aux justiciables.
Il a dénoncé corps et âme l’irrespect de nos autorités à l’égard de l’Etat de droit. Notre pays s’est fait condamné à des centaines de reprises pour le traitement inhumain des réfugiés, tout en se moquant de ces condamnations qu’il refuse d’exécuter.
Un vrai discours de bâtonnier comme on les aime. Un discours qui part du réel pour aller à l’idéal. Nous buvions du petit lait.
L’Etat de droit est périssable.
La défense de cet Etat de droit était précisément le fil conducteur de toutes les réflexions de cette rentrée. Cet Etat de droit ne peut pas être considéré comme un acquis nous a dit Didier Reynders, Commissaire européen chargé de la justice, en dénonçant les disfonctionnements dans notre pays, en Pologne et en Hongrie, même si les situations ne sont pas comparables avec la Belgique.
Je me disais en l’écoutant que l’Etat de droit est un bien périssable que nous devrions mieux chérir.
Le colloque de rentrée était précisément consacré à l’Etat de droit et la justice : l’avocat : rempart et première victime des attaques contre l’Etat de droit.
L’avocat est la première des victimes des attaques contre l’Etat de droit, nous a dit Maître Julie Goffin, directrice à l’UIA : harcèlement judiciaire (accusations fiscales, atteintes à l’image de l’avocat, usage abusif des lois anti terroristes), atteintes à l’immunité de plaidoirie et à la liberté d’expression, absence de protection des avocats menacés, attaques à l’indépendance des barreaux, détentions arbitraires… En parlant des avocats du Honduras, de Colombie, d’Afghanistan, d’Iran et du Soudan. Il faut prendre le temps de s’informer quotidiennement de la situation de nos confrères et rester en alerte.
« Si nous sommes si gênants, c’est parce que tout simplement les avocats font leur travail » lui a répondu Maitre Julie Couturier, bâtonnière de Paris.
Le deuxième panel d’experts réunissait le président de la Cour de justice de l’Union européenne, le juge belge à la Cour des droits de l’Homme, un juge de la Cour constitutionnelle et un juge polonais : quelle palette de haut vol !
Koen Lenaerts s’est intéressé à l’avocat comme sujet actif de la défense des droits humains et comme sujet titulaire des droits fondamentaux au regard de la jurisprudence de la cour qu’il préside :
« Le rôle de l’avocat est crucial et primordial pour protéger les droits humains de son client. L’avocat doit être protégé pour faire son travail, dans l’intérêt du justiciable. La protection du secret professionnel concerne les relations entre l’avocat et le client dans tous ses rôles : consultation, procédure, représentation. Le simple fait de la consultation d’un avocat par un client est protégé. Le rôle de l’avocat est de défendre la démocratie, l’Etat de droit et les droits humains ».
Pour Frédéric Krenc, le discours va dans le même sens : « L’avocat est un acteur majeur de la Convention européenne des droits de l’Homme pour la préservation de l’Etat de droit. Il joue un rôle majeur dans l’Etat de droit : il connait mieux que quiconque le terrain. Il est bien placé pour dénoncer les irrégularités. Il connait le contradictoire. Il est un acteur indépendant. Pas de justice indépendante sans avocats indépendants ». Et d’ajouter : « Le Barreau de Bruxelles est un grand barreau de par sa diversité, son dynamisme et son engagement national et international ».
Ce colloque en présentiel était rempli de charbons ardents. Cela faisait du bien en cette époque de glace.
Jardin d’Eden et corps d’homme.
Et puis il y a eu la fête et la culture, ces deux mamelles si importantes pour les avocats.
La réception du bâtonnier était de retour au Palais Poelaert. Un retour attendu après 10 ans d’abstinence. Les petits plats avaient été mis dans les grands. De grands arbres à feuilles avaient été plantés un peu partout dans la salle des pas perdus. La forêt de Soignes avait déménagé. On se serait cru dans une sorte de jardin d’Eden de Jérôme Bosch, là où on n’a conscience ni du bien ni du mal. Les colonnes du monstre Poelaert étaient illuminées de couleur rouge. La couleur de l’interdiction, du danger, de l’excitation et des robes des hauts magistrats. Le rouge de la passion.
Et tout en haut de la galerie de la salle des pas perdus, des spots illuminaient pour la première fois les deux grands tableaux de Jean Delville : le Génie Vainqueur du Temps et de l’Espace et les Forces, accrochés aux cimaises en 1936 et en 1946. C’est la première fois que je pouvais découvrir en vrai ces deux oeuvres symbolistes oubliées.
Ce qui est sûr, c’est que les invités à la réception étaient heureux de se retrouver et de se toucher autrement que par Teams et Zoom.
Le concert de rentrée à Flagey était porté par un récital de piano interprété par Franck Braley, premier prix à 21 ans du Concours Reine Elisabeth, en 1991.
Ce grand ami du barreau était l’invité de notre propre rentrée il y a douze ans à Bozar. A l’époque, il avait interprété à quatre mains la Fantaisie de Franz Schubert avec François Glandsdorff. Cette fois-ci, c’est François Glandsdorff qui le présentait. Franck Braley joua Schubert, Beethoven, Debussy et Gershwin. C’était du talent à l’état pur. Ses deux mains couraient toutes seules et avec grâce sur le clavier. Le prodige faisait corps avec son Steinway : un corps d’homme pour faire contrepoids au thème du discours de rentrée.
Cette rentrée était semée d’éblouissements. Elle ressemblait à un panier percé de génie.
Jean-Pierre BUYLE
Ancien Bâtonnier de Bruxelles
Ancien Président d’AVOCATS.BE