Interview - Marie Messiaen, Présidente de l’Association Syndicale des Magistrats

Depuis plus d’un an et demi, vous présidez l’Association Syndicale des Magistrats (ASM). Pourriez-vous nous préciser quelle est sa mission et qui elle représente ?

L’ASM a été fondée en 1979 par des magistrats audacieux, insatisfaits de la rigidité extrême de la hiérarchie judiciaire et du manque de « démocratie institutionnelle » qui en découlait. Depuis 40 ans, l’ASM nous cherche à défendre le service public de la justice, à placer le citoyen au centre de ses préoccupations, à assurer une justice de qualité par la défense des intérêts légitimes des magistrats, à assurer un fonctionnement démocratique des juridictions et des parquets, à garantir l’indépendance constitutionnelle des magistrats envers tous les pouvoirs et à recréer des liens et restaurer la confiance des citoyens en étant à l’écoute des mouvements et des idées qui traversent la société.

L’association est constituée de magistrats francophones, du siège et du parquet.

Quelles sont, pour vous, les priorités qui doivent être celles du ministre de la justice ?

S’il pouvait s’inspirer des objectifs cités ci-dessus, ce serait parfait !

Clairement, la priorité des priorités, c’est de reconnaître l’indépendance du pouvoir judiciaire et de cesser de vouloir en faire « la meilleure administration du pays », comme l’indiquait M. Van Quickenborne dans sa vidéo de présentation au personnel judiciaire. Il ne s’agit pas d’un privilège des magistrats, mais d’une condition sine qua non du fonctionnement de l’Etat de droit et de la démocratie. Depuis plusieurs années, le pouvoir exécutif – en Belgique, mais également dans d’autres pays d’Europe – essaye d’empiéter de plus en plus sur les prérogatives du pouvoir judiciaire. C’est une dérive très inquiétante.

Ensuite, la priorité doit être de faciliter l’accès à la justice et de placer le justiciable au centre du processus qui le concerne. Les obstacles financiers, matériels et procéduraux à la justice doivent être levés, afin que personne ne doive renoncer à revendiquer en justice, les droits qui sont – théoriquement – les siens. Et j’englobe dans la justice, les modes alternatifs de règlement de conflits, à condition qu’ils soient également accessibles financièrement pour tous, que la participation des parties résulte d’un véritable choix et que l’égalité des armes entre les parties permette une solution amiable équilibrée.

Enfin, le ministre doit parvenir à concilier la modernisation de la justice, et donc sa digitalisation, avec le maintien – voire le renforcement - du lien social tout au long de la procédure judiciaire. Je suis absolument opposée à l’idée qu’une justice « plus rapide » serait nécessairement meilleure. Bien entendu, l’arriéré judiciaire est inadmissible et doit être combattu – par l’informatisation et la digitalisation de tout ce qui peut l’être – mais croire que l’accélération serait toujours synonyme de progrès, est un grave leurre. C’est en prenant le temps d’écouter les parties, de rechercher les solutions juridiques les plus inventives et adéquates et de rédiger de bonnes décisions qu’on pourra améliorer la justice, et non en supprimant les audiences ni en mettant la pression sur le rendement.

Vous avez pris connaissance de la note de politique générale du nouveau ministre de la Justice. En quelques mots, qu’en pensez-vous ?

Je suis d’abord rassurée de voir qu’on y parle énormément d’investissements. C’est un grand soulagement, après trop d’années d’austérité.

Je suis frappée par la prédominance du droit pénal et de la notion de sécurité dans la note d’orientation, comme si tous les autres pans de la justice lui étaient secondaires.

La redéfinition de l’autonomie de gestion par le ministre est inacceptable, dans la mesure où elle fixe les moyens des juridictions en fonction d’objectifs à atteindre, le tout sous couvert d’une « obligation de résultat ». Ce procédé pénalisera in fine le justiciable dépendant d’un juge moins « productif ».

Le ministre indique également vouloir poursuivre la suppression de lieux d’audience et le remplacement d’audiences physiques par la procédure écrite et la visioconférence. Cette dernière idée a immédiatement été concrétisée dans le projet de loi « corona », mais grâce à la résistance collective de l’ensemble des acteurs de la justice, le ministre a dû renoncer… temporairement au moins.

Le ministre a déclaré vouloir revaloriser la profession des magistrats pour la rendre plus attrayante. Quelles sont les pistes à envisager ?

Ce sera certainement « LE » chantier des années à venir. La situation s’est fortement aggravée au cours de la dernière législature, au point de devenir vraiment inquiétante aujourd’hui.

La réponse à cette crise du recrutement sera nécessairement multiple, mais ne pourra pas passer par un abaissement du niveau d’exigences requises. Clairement, si moins d’avocats sont attirés par la magistrature que par le passé, c’est parce qu’ils constatent dans leur pratique quotidienne que les juges et substituts sont submergés de dossiers, que leurs conditions de travail (bureaux, palais de justice, matériel informatique, …) sont indignes dans bien des cas. L’absence de statut social joue à mon sens beaucoup, pour les jeunes magistrats (aucune possibilité de solliciter un congé parental, une pause-carrière ou même un temps de travail réduit) mais également pour les plus âgés (pas d’aménagement de la fin de carrière, comme dans le secteur privé ou dans la fonction publique).

Enfin, la rigidité de management de certaines juridictions ou parquets peut effrayer les candidats magistrats, surtout s’ils sont habitués à leur statut d’avocat indépendant.

Et pourtant… ce métier est passionnant, porteur de sens et diversifié !

Quelles sont les plus grandes difficultés rencontrées par les magistrats en cette période de crise ?

La situation actuelle est nettement différente de celle du premier confinement. En mars 2020, rien n’était prévu pour faire face à cette situation inédite. Après quelques semaines de sidération, les magistrats ont, avec les comités de direction des différentes juridictions, mis en place des solutions et des procédures adaptées à leurs situations de terrain. L’arrêté royal n°2 est arrivé comme un cheveu dans la soupe, alors que des solutions « locales » avaient entretemps été mises en œuvre. On a tous perdu beaucoup de temps et d’énergie à essayer de réorganiser les audiences, en privilégiant la procédure écrite là où c’était possible.

Depuis lors, nous disposons de l’équipement de protection minimal (masques, gel, plexis,…) ce qui nous permet de maintenir les audiences en présentiel, avec les aménagements nécessaires.

La crise sanitaire a aggravé l’arriéré là où il existait, et nous prive régulièrement de contacts, informels mais indispensables, avec nos collègues et nos relations professionnelles.

En vous adressant aux 8.000 avocats francophones et germanophones, quel message voudriez-vous leur faire passer et quel message voudriez-vous également faire passer à leurs institutions (Ordres locaux et AVOCATS.BE) ?

Que nous sommes des partenaires et des co-créateurs de justice et que nous devons avons besoin les uns des autres.

Les avocats sont également malmenés par la réglementation actuelle, notamment la transposition de la directive relative à la proportionnalité, qui vise à dérèglementer l’accès à la profession, alors que les « privilèges » de l’avocat servent, avant tout, le justiciable et la justice.

Nous exerçons les facettes différentes d’un même métier et nous devons continuer à nous parler et à faire converger nos énergies pour façonner ensemble une justice efficace, audacieuse et à l’écoute.

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