Le remède aux maux qui affligent le pouvoir judiciaire est … judiciaire !
La justice, comme tous les services publics, est martyrisée par l'austérité, je ne vous apprends rien. Le constat de sa déréliction a été fait de la manière la plus claire, la plus percutante et la plus spectaculaire qui soit par l'ancien Premier président de la cour de cassation, Jean de Codt, à qui l'on doit le plus vibrant hommage pour avoir osé, à la télévision, appeler un chat un chat et secouer le cocotier en lançant sa désormais célèbre formule du glissement vers l' "Etat voyou".
Pour faire des économies, les chantres de l'austérité ou leurs serviteurs zélés (la droite, mais pas seulement) n'ont eu qu'une réponse : rétrécir la demande (de justice). Comment ? Par des chausse-trappes et des verrous procéduraux. Ou par des hausses de tarif…Et ils ont grossièrement dissimulé cet étranglement par le renvoi vers la justice privée habillée en "modes alternatifs de règlement des conflits", séduisants, certes, mais peu accessibles aux plus démunis.
Face à cette réalité, il est temps, me semble-t-il, d'abandonner l'incantation et l'imploration. Depuis Montesquieu, inspiré par Locke et Aristote, la justice est un pouvoir, dont les bonnes Constitutions proclament l'indépendance ! Celle-ci n'a de sens que si elle s'accompagne d'une auto-détermination (par rapport aux deux autres pouvoirs). Si le sauvetage de son indépendance appelle la solidarité du barreau lorsque des suppliques sont adressées au "monde politique", quand des rassemblements sont organisés ou lorsque des manifestations ont lieu, ces protestations ont, sur le plan tactique, leurs limites et leurs risques.
Les limites ? Les avocats et le personnel judiciaire n'ont ni les tracteurs des agriculteurs, ni les bulldozers des métallurgistes, ni les autopompes des pompiers, ni les camions des routiers pour créer un rapport de force dissuasif ou pour donner à leurs revendications le caractère spectaculaire sans lequel, malheureusement, on ne peut plus guère sensibiliser le grand public.
Les risques ? Le principal est de glisser subrepticement dans le travers qu'Etienne de la Boétie a si bien décrit, celui de la servitude volontaire : à force, pour le pouvoir judiciaire, d'implorer le pouvoir exécutif ou les partis politiques, il finira par leur faire croire qu'ils sont les maîtres. Et une fois ce poison inoculé, l'assujettissement complet dudit pouvoir judiciaire pourrait être rapide, comme le montre quelques exemples en Europe, dans les pays naguère appelés "de l'Est".
Les magistrats ont bien fait de quitter leur tour d'ivoire et les avocats de descendre de leur petit piédestal. Pour autant, ils ne doivent pas, me semble-t-il, s'ils veulent défendre la Justice, emprunter les guenilles et la sébile des mendiants. Le remède aux maux qui affligent le pouvoir judiciaire est … judiciaire. Que les procureurs et les juges se fassent respecter en faisant le tri dans la masse des affaires qu'ils doivent traiter, par exemple, en n'accordant que la dernière des priorités à ce boulet de forçat, à ce tonneau des danaïdes, à ce rocher de sisyphe, qu'est la chasse aux vendeurs de cannabis et aux toxicomanes. J'applaudis des deux mains à cette autre idée : la décision de l'assemblée générale d'Avocats.be d'assigner l'Etat en exécution de ses devoirs les plus élémentaires.
Les initiatives judiciaires me semblent préférables aux pétitions, lamentations, rassemblements ou manifestations car il n'y a pas de miracle à espérer et pas d'homme providentiel à implorer. Lorsque l'on fait partie de la trinité des pouvoirs, l'on ne doit pas se comporter comme si l'on était le plus faible des trois. Pour paraphraser La Boétie, soyons donc résolus à ne plus servir et nous serons indépendants !
Jean-Marie Dermagne
Ancien bâtonnier