État de santé de la santé en prison

À la suite de la sonnette d’alarme tirée par les médecins, le Conseil national de l’Ordre des médecins a examiné la problématique relative au respect de la dignité humaine et à la qualité des soins de santé dans les prisons en sa séance du 12 septembre 2025.[1]

Si, légalement, les détenus ont droit à des soins de santé qui sont équivalents aux soins dispensés dans la société libre, et le droit, de la part du professionnel des soins de santé, à des prestations de qualité répondant à leurs besoins, le Conseil constate que ces droits fondamentaux, qui sont au cœur de la déontologie médicale, font l’objet de transgressions de manière systématique.[2]

Nous avons souhaité donner la parole au Docteur Brecht Verbrugghe, médecin pénitentiaire auteur de la lettre adressée au Conseil de l’Ordre des médecins ayant mené aux recommandations adoptées par celui-ci. Outre son courage qui est à souligner, sa vision globale de la situation nous paraît particulièrement pertinente.

Interview réalisée par Delphine Paci
Administratrice AVOCATS.BE, avocate au barreau de Bruxelles

Bonjour, docteur Verbrugghe. Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Je suis médecin généraliste depuis plus de 10 ans. Après avoir travaillé un an à la prison de Saint-Gilles, je travaille maintenant depuis 3 ans à la prison de Haren. Je soigne principalement les patients qui résident à l’annexe[3] et les prévenus. Avant cela, j’ai travaillé entre autres en psychiatrie, notamment avec des personnes internées libérées à l’essai.

Vous avez pris l’initiative de dénoncer une série de problèmes liés aux soins de santé en prison auprès de l’Ordre des médecins. Qu’est-ce qui vous a poussé à agir de la sorte ?

C’est sûr qu’en commençant à travailler en prison je n’avais pas en tête de devoir dénoncer un jour des choses à mon organe de déontologie, mais je ne savais plus comment faire autrement. Il n’y a pas d’organe qui contrôle vraiment la qualité des soins en prison, alors qu’on sait que les lieux de privation de liberté sont particulièrement sensibles aux dérives à ce niveau.

En interne, il y a tellement de situations anormales qui se présentent (problèmes graves de qualité, retards dans les extractions, délais anormalement longs pour le diagnostic, prises en charge défaillantes, …) qu’il est évident que le dysfonctionnement est structurel, aussi, au niveau déontologique. J’ai frappé à pas mal de portes, mais sans résultat, probablement parce que l’ampleur de la tâche est énorme, et qu’à l’échelle locale, c’est difficile d’améliorer les choses.

Le constat posé par tous, qui est maintenant confirmé par l’Ordre des médecins, est qu’un transfert de compétences vers la SPF Santé s’impose afin de garantir une amélioration dans la qualité des soins. Il n’est pas normal que les soins en prison dépendent toujours du SPF Justice, avec ses budgets propres et sa logique propre. En attendant le transfert de compétences, l’Ordre souligne dans son avis que la surpopulation, le manque de moyens et la complexité des problèmes médicaux de la population carcérale ne peuvent pas justifier la transgression des droits fondamentaux, comme l’accès aux soins.

Comme médecin de prison, tu te retrouves assez seul et tu es poussé à faire ou à subir des choses et des situations que tu n’accepterais pas ailleurs. Tu sais que ça ne va plus, mais soit tu continues, soit tu t’en vas. Je ne pouvais m’y résoudre.

Ça ne veut pas dire qu’il n’ y a pas de médecins, infirmiers et autres soignants qui font leur possible et un travail formidable, mais la structure est dysfonctionnelle. Heureusement de plus en plus de professionnels en prison commencent à en prendre conscience et l’avis de l’Ordre est un pas dans la bonne direction.

J’avais déjà saisi l’Ordre des médecins concernant la prise en charge de l’hépatite C, une maladie contagieuse et traitable qui est assez présente en prison. Les recommandations des organisations nationales et internationales préconisent un screening généralisé (suivi d’un traitement) de la population carcérale, une approche qui est indispensable si on veut éradiquer l’hépatite C en Belgique. Néanmoins il y avait chaque fois des barrières pour le screening ou la mise en place du traitement, à cause du manque de moyens notamment. L’Ordre des médecins a rendu un avis qui nous a un peu aidé, même s’il reste des barrières au traitement à l’heure actuelle. Cela m’a donné l’idée de m’adresser à l’Ordre pour dénoncer l’aspect structurel des carences dans les soins de santé en prison, dont la prise en charge de l’hépatite C n’était qu’un exemple illustratif. Prendre la déontologie comme boussole permet d’aborder les aspects pratiques, de manière pragmatique et non politisée, en lien avec les droits du patient.

Quels sont les constats que vous posez ?

Les problèmes sont multiples et souvent liés entre eux.

L’absence de respect du secret professionnel en est un. On n’a toujours pas accès à des interprètes, et on se débrouille avec Google Translate (sans enceintes), des codétenus ou encore avec des agents qui font la traduction lors des consultations. Les agents distribuent les médicaments, faute de personnel. À l’annexe, la distribution des médicaments aux personnes internées devrait chaque fois être une occasion de rencontrer le patient pour le personnel médical, mais ce n’est pas le cas.

Beaucoup de gens demandent des consultations, et tous ne peuvent être vus. Le manque d’agents rend les déplacements des patients à l’intérieur de la prison très lents, ce qui nous fait perdre un temps précieux. La prison est bloquée au moindre problème de sécurité, et s’y rajoutent les nombreuses grèves. Nous sommes toujours tributaires de l’aspect sécuritaire. Le chaos de tous les jours dans les prisons, notamment lié à la surpopulation, nous rend le travail difficile. Ou tu t’adaptes au flux mais tu perds les pédales, ou tu prends le temps qu’il faut avec la personne devant toi mais certains patients restent sur le carreau par manque de temps, car ils ne pourront être vus. C’est aussi maltraitant pour le personnel et vecteur de souffrance au travail avec toutes les conséquences qui en découlent.

Les quotas de personnel existent mais ne sont pas respectés. C’est le cas pour tous les soignants, dentistes, kinés, infirmières… Les délais d’attente pour voir un dentiste peuvent être de plusieurs mois. De multiples abcès dentaires finissent aux urgences.

Un patient atteint d’un diabète a dû être amputé d’un orteil la semaine passée. Cela aurait été évitable si on avait le personnel infirmier pour vérifier l’état des pieds.

Des erreurs sont commises, et rien n’est fait pour les analyser. Par exemple, s’il y a eu un délai anormalement long pour la prise en charge d’un cancer, cela se reproduira à défaut d’analyse des facteurs qui ont conduit à cela. Il y a une sorte d’acceptation de cette situation, alors que ce sont clairement des situations qui découlent de l’organisation des soins. Il y a des solutions pour y remédier, mais il faudrait d’abord oser poser un diagnostic sur notre travail, nos procédures, qui devrait passer par une prise de conscience de la vulnérabilité et l’invisibilité de cette population que l’on doit soigner.

Alors que la population carcérale a un besoin immense de soins, il n’y a pas une politique de prévention mise en place. Par exemple, il n’y a aucun testing pour le cancer du côlon pour les détenus de plus de 50 ans, et le risque cardiovasculaire n’est pas évalué comme à l’extérieur.

Les études estiment qu’il y a 15% des personnes détenues qui sont atteintes de TDAH, mais les traitements proposés sont très rares, alors qu’on sait que le traitement peut avoir un impact positif sur la réduction de la consommation des produits illicites, comme sur la récidive.

Un nombre disproportionné d’incidents graves se passent : bagarres favorisées par la surpopulation et le manque d’activités, automutilations chez des patients précaires, tentatives de suicide, …

Les suicides sont 7 à 8 fois plus élevés que dans la société libre. Il n’y a pas de politique formelle de prévention du suicide qui est menée à la prison de Haren. Les tentatives de suicide sont en premier lieu gérées par une mise en cellule nue (time-out), soit une cellule dans laquelle le mobilier est attaché.

Le « cachot » sert de lieu de punition ou de surveillance, parfois médicale, ou les deux en même temps. Pour les automutilations, c’est la même chose.

On retrouve souvent dans les cachots des détenus racisés, qui ne savent pas toujours s’exprimer, qui vivent très mal leur incarcération (pas d’argent pour cantiner, pas de contacts avec la famille, auxquels se rajoutent beaucoup d’incertitudes sur le déroulement de leur procès et leur durée). On y trouve aussi des gens en sevrage ou en décompensation, ou encore des gens au QI faible avec un trouble impulsif. En prison, on a du mal à regarder au-delà d’un comportement problématique…La mise au cachot pour risque suicidaire est un acte inspiré par une logique sécuritaire et assurantielle. Le focus est mis sur les moyens de passer à l’acte pour le détenu, qu’on doit supprimer, alors qu’on aurait besoin d’une approche psychosociale intégrée.

On nous demande d’évaluer si l’état d’une personne est compatible avec le cachot. C’est un acte d’évaluation et pas de soin, potentiellement en contradiction avec le rôle de soignant. D’ailleurs, un état de santé ne peut que se dégrader au cachot, le risque de suicide est par exemple multiplié par 20. C’est la cristallisation de la contradiction entre soins et sécurité. L’évaluation se fait souvent par le guichet, à travers la porte, sans contact physique avec le patient, ce qui est médicalement irresponsable. Il arrive que le détenu aille du cachot aux urgences. Parfois des perturbations métaboliques ou une infection peuvent conduire à des problèmes de comportement. C’est dangereux de mettre des personnes décompensées au cachot, c’est un risque qu’on n’accepterait pas dans la société libre.

Vous parlez d’un grand nombre de personnes porteuses d’une hépatite C, d’une population à grands besoins, la population carcérale présente-t-elle des spécificités en termes de santé ?

Les gens qui entrent en prison sont en très mauvaise santé, j’ai co-écrit des articles là-dessus[4], aussi bien en termes de santé somatique que psychiatrique. 50 % sont atteints de maladie psychiatrique et/ou présentent des problèmes d’assuétudes. Du point de vue somatique, des maladies sont sur-représentées (VIH, hépatite C, tuberculose, …) mais aussi des maladies non diagnostiquées ou insuffisamment traitées. Les détenus ne constituent pas un échantillon représentatif de la population. Une partie importante d'entre eux se trouve à la croisée/intersection de divers problèmes sociaux et de vulnérabilité. Ils sont souvent confrontés à la pauvreté, au chômage, à l'instabilité du logement, à un faible niveau d'éducation, à des traumatismes, à la migration, etc.

La situation de santé des internés est souvent encore pire, alors qu’ils sont presque tous atteints d’une maladie psychiatrique grave. Les personnes présentant une maladie mentale grave ont une espérance de vie inférieure à 15 ans par rapport au citoyen dans la société libre.

À cela s’ajoute ce que la littérature scientifique appelle « le vieillissement accéléré lié à l’incarcération ».

Il faudrait des soins non seulement équivalents à ceux de la société civile, comme le prévoit la loi, mais surtout des soins adaptés, ce qui demande une organisation des soins avancée.

On gère donc une population précaire, avec d’emblée beaucoup de problèmes de santé. Et puis on y ajoute les conséquences psychologiques ‘du choc carcéral’, les problèmes chroniques liés à l’incarcération, les sevrages, etc. Malheureusement, on a tendance à ne fonctionner que comme un poste de garde. Si le patient n’évoque pas de problème, on n’ira pas forcément à la recherche de ceux-ci, alors que les personnes sont parfois dans l’incapacité d’identifier leur problème ou de les verbaliser.

On a enfin accès au dossier médical du patient, y compris les rapports des hospitalisations antérieures, depuis un mois. Cela devrait faciliter les choses, surtout pour les personnes ne parlant pas français. Mais si on continue à ne voir les gens qu’à leur demande, en triant les demandes faute de personnel, on va continuer à rater beaucoup de diagnostics.

Pour être vu par un médecin, le détenu doit faire un rapport dans sa cellule. Certains ne connaissent rien à l’informatique ou sont illettrés et ont du mal à utiliser la plateforme de communication. Il n’y a pas d’approche anticipative. Certains sont déprimés, ont eu des expériences négatives par le passé avec le corps médical et ne solliciteront pas le médecin. Il faudrait une équipe multidisciplinaire proactive dirigée par une vision de soins intégrés.

Si la prise en charge est défaillante, les conséquences se voient aussi sur la société, puisque les gens sortent et sont réintroduits dans la société dans un plus mauvais état qu’à leur arrivée en prison.

La littérature rapporte que l’emprisonnement et les soins de santé défaillants ont aussi un impact sur la santé de la famille du détenu, notamment sur les enfants ou le partenaire. On voit que mettre les personnes pauvres en mauvaise santé en prison et ne rien faire avec eux a des conséquences lourdes sur la santé publique.

C’est pour cela que c’est important de parler de cette population, pas seulement sous l’angle réducteur « de prisonniers/délinquants », mais aussi et avant tout comme des patients.

Nous sommes confrontés dans notre quotidien d’avocats pénalistes aux transferts défaillants de nos clients détenus vers le palais de justice (annulations, retards, …). Il semble que le service médical n’ait rien à nous envier ?

Il y a trois prisons avec des CMC, à Haren, Lantin et Bruges[5]. Celui de Haren a des salles équipées mais presque pas utilisées par manque de personnel médical.

Les transports annulés par la DAB[6], les rendez-vous annulés, la police qui part sans attendre le détenu, … ça rend le suivi très difficile. On oriente le patient vers l’hôpital pour des examens, mais on n’a aucun regard sur ce qui se passe après, quand il va être vu. On ne reçoit pas toujours les rapports, ou avec retard.

Le patient ne connaît jamais la date de l’extraction en vue du rendez-vous médical, pour des raisons de sécurité, mais cela est parfois source de stress. Les transferts sont menottés, donc certains refusent les rendez-vous à l’extérieur.

Le seuil pour envoyer quelqu’un vers un spécialiste est beaucoup plus élevé que dans la société libre. On ressent la pression de la DAB, du secrétariat, … Consciemment ou inconsciemment ça va avoir un effet sur le nombre de gens qu’on envoie à l’hôpital, avec pour conséquence que beaucoup y arrivent par les urgences quand la situation est déjà grave.

On se pose aussi la question de l’équivalence des soins quand le patient arrive menotté en consultation à l’hôpital.

Que pensez-vous du projet de loi récemment déposé à la chambre[7], visant à permettre les testing « stupéfiants » en prison ?

Dans la société, la consommation de stupéfiants augmente, et on constate aussi une précarisation des consommateurs. La rue est un lieu dangereux et violent, les usagers vont se tourner vers le crack qui te rend actif plutôt qu’une drogue qui endort et te met en danger face aux autres. Une partie des usagers usent de substances comme automédication, comme certains migrants (Lyrica, Rivotril, Tramadol) pour arriver à subir leurs conditions de vie. Il y a plus de 5000 consommateurs qui passent par nos services pénitenciers par an. On ne les soigne pas.

Les services de soins doivent absolument travailler indépendamment de l’aspect sécuritaire. Selon le projet de loi, les agents vont faire les tests « stups », ce qui sera la porte ouverte aux discriminations, à la violation du secret médical, et à l’augmentation des tensions. Le testing ne sera pas neutre.

Pour accompagner les usagers en difficulté, il faut être dans un rapport de soin. On n’a pas assez de temps pour suivre tous les consommateurs qui le souhaitent, et on mettra sur nos listes des consommateurs testés positifs qui n’ont peut-être pas une consommation problématique.

L’intérêt de la société, et une meilleure prévention de la récidive, passe par un travail global sur la problématique, en collaboration avec les services externes spécialisés, mais ça ne passe pas pour le testing obligatoire.

Pour aller plus loin :

Delphine Paci
Administratrice


[1] Recommandations déontologiques pour le respect de la dignité humaine et de la qualité des soins dans les prisons, https://ordomedic.be/fr/avis/deontologie/detenus/recommandations-d%C3%A9ontologiques-pour-le-respect-de-la-dignit%C3%A9-humaine-et-de-la-qualit%C3%A9-des-soins-de-sant%C3%A9-dans-les-prisons.

[2] Ibid.

[3]NDR : Avec les personnes internées ou en cours d’internement.

[4]FATIK_2023_180.indd

FATIK_2025_186.pdf

[5] Centres médico-chirurgicaux.

[6] Services chargés des transferts des personnes détenues vers les palais de justice, hôpitaux, …

[7] Projet de loi du 24 juillet 2025 portant sur l’incrimination de l’évasion des détenus et l’incrimination de la dégradation ou du détournement du matériel de surveillance électronique et relatif à la réalisation de tests de drogues en prison et la révocation de la surveillance électronique dans le cadre de l’exécution de la peine, DOC 56 0986/001.

A propos de l'auteur

a également publié

Informations pratiques

Jurisprudence professionnelle : textes et arrêts de la CEDH

Vous trouverez sur le site internet de la Délégation des Barreaux de France les résumés en français des principaux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui concernent la profession d’avocat.

Rentrées des jeunes barreaux

Agenda des formations

Prenez connaissance des formations, journées d'études, séminaires et conférences organisées par les Ordres des avocats et/ou les Jeunes Barreaux en cliquant ici.

Si vous souhaitez organiser une formation et que vous souhaitez l'octroi de points pour celle-ci, veuillez consulter les modalités qui s'appliquent aux demandes d'agrément dans le document suivant et complétez le formulaire de demande.