- Sur un recours d’AVOCATS.BE, la Cour de justice de l’Union européenne a, par un arrêt du 29 juillet 2024, répondu à 5 questions préjudicielles que la Cour constitutionnelle lui avait posées par arrêt du 15 septembre 2022 au sujet de la validité de certaines dispositions de la loi du 20 décembre 2019 transposant la directive 2018/22, dite DAC 6.
Cet arrêt fait suite à un recours introduit par des organisations de fiscalistes et d’AVOCATS.BE.
Cette décision s’inscrit dans la suite logique de l’arrêt que la même Cour avait prononcé le 8 décembre 2022 dans le cadre d’un recours introduit par l’OVB à l’encontre d’un décret flamand transposant la même directive.
- La directive DAC 6[1] prévoit que tous les intermédiaires impliqués dans des planifications fiscales transfrontières potentiellement agressives (des dispositifs pouvant conduire à l’évasion et la fraude fiscales) sont tenus de les déclarer aux autorités fiscales compétentes.
Cette obligation concerne tous ceux qui participent à la conception, la communication, l’organisation ou la gestion de la mise en œuvre de ces planifications. Sont également visés, tous ceux qui y apportent assistance ou conseil et, à défaut, le contribuable lui-même.
Toutefois, chaque Etat membre peut accorder aux intermédiaires une dispense de cette obligation lorsque celle-ci serait contraire au secret professionnel protégé en vertu de son droit national. En pareil cas, les intermédiaires sont tenus de notifier sans retard à tout autre intermédiaire, ou au contribuable concerné, leurs obligations de déclaration vis-à-vis des autorités compétentes.
La plupart des intermédiaires visés sont soumis au secret professionnel, voire à un devoir de discrétion, en vertu de leur droit national. On songe ainsi aux avocats, aux conseillers fiscaux, aux notaires, aux auditeurs, aux comptables ou aux banquiers.
- Dans un arrêt du 8 décembre 2022[2], la Cour de Justice avait jugé que l’obligation imposée aux avocats, dispensés de l’obligation de déclaration en raison de leur secret professionnel, de notifier aux autres intermédiaires impliqués dans le dispositif fiscal leurs propres obligations de déclaration violait le droit au respect des communications entre l’avocat et son client.
L’on sait que l’article 8, paragraphe 1 de la CEDH protège la confidentialité de toute correspondance entre individus et accorde une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients[3].
À l’instar de cette disposition, dont la protection recouvre non seulement l’activité de défense, mais également la consultation juridique[4], l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union garantit nécessairement le secret de cette consultation juridique, et ce tant à l’égard de son contenu que de son existence. En effet, ainsi que l’a relevé la Cour EDH, les personnes qui consultent un avocat peuvent raisonnablement s’attendre à ce que leurs communications demeurent privées et confidentielles[5].
Pourtant, hormis des situations exceptionnelles, ces personnes doivent pouvoir légitimement avoir confiance dans le fait que leur avocat ne divulguera à personne, sans leur accord, qu’elles le consultent[6].
La protection spécifique que l’article 7 de la Charte et l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH accordent au secret professionnel des avocats, qui se traduit avant tout par des obligations à leur charge, ne justifie pas le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique, à savoir la défense des justiciables[7].
Cette mission fondamentale comporte deux exigences[8]:
- celle que tout justiciable doit avoir la possibilité de s’adresser en toute liberté à son avocat, dont la profession englobe, par essence, la tâche de donner, de façon indépendante, des avis juridiques à tous ceux qui en ont besoin ;
- celle, corrélative, de loyauté envers son client.
Il s’en déduit que la confidentialité de la relation entre l’avocat et son client bénéficie d’une protection tout à fait spécifique, qui tient à la position singulière qu’occupe l’avocat au sein de l’organisme judiciaire des Etats membres ainsi qu’à la mission fondamentale qui lui est confiée et qui est reconnue par tous les Etats membres.
C’est sous le bénéfice de ces considérations que la Cour de l’UE a considéré que l’obligation de notification, lorsqu’elle est imposée à l’avocat, viole l’article 7 de la Charte[9].
- Dans un arrêt du 29 juillet 2024[10], la Cour de l’UE est allée encore plus loin en décidant que cette exception ne valait seulement qu’à l’égard des avocats au sens de la directive[11] et non à l’égard des autres professions éventuellement habilitées à assurer la représentation en justice, comme par exemple les professeurs d’université dans certains Etats membres.
Cette décision est motivée par les considérations qui précèdent, de la place singulière reconnue à la profession d’avocat au sein de la société et aux fins de la bonne administration de la justice.
La Cour relève aussi que l’exigence relative à la position et à la qualité d’avocat indépendant, que doit revêtir le conseil dont émane la communication susceptible d’être prodiguée, procède d’une conception du rôle de l’avocat, considéré comme un collaborateur de la justice et appelé à fournir, en toute indépendance et dans l’intérêt supérieur de celle-ci, l’assistance légale dont le client a besoin.
Cette protection a pour contrepartie la discipline professionnelle, imposée et contrôlée dans l’intérêt général. Une telle conception répond aux traditions juridiques communes aux Etats membres et se retrouve également dans l’ordre juridique de l’Union, ainsi qu’il résulte des dispositions de l’article 19 du statut de la Cour de justice de l’UE[12].
- Ces deux arrêts de la CJUE prononcés à propos de la directive DAC 6 accordent une protection renforcée au secret professionnel de l’avocat. Aucune autre profession ne se voit accorder un tel privilège.
La Cour Constitutionnelle s’inscrit clairement dans cette jurisprudence.
Elle s’est prononcée à ce sujet dans le cadre de plusieurs recours introduits devant elle, notamment à propos de l’application de la législation AML aux avocats.
- La loi anti-blanchiment du 18 septembre 2017 (article 74/1) oblige les entités assujetties à collaborer à la bonne tenue du registre administratif public UBO.
Lorsqu’elles constatent une divergence entre les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés figurant dans le registre central UBO et les informations qui sont à leur disposition, elles doivent en informer l’administration de la trésorerie.
Par dérogation, les avocats doivent en informer leur bâtonnier. C’est lui qui, après avoir vérifié si les conditions légales de la violation du secret des avocats sont remplies et si ceux-ci se trouvent dans un des cas exceptionnels prévus par la loi, est tenu de transmettre les informations et renseignements à l’administration de la trésorerie.
Ce filtre du bâtonnier existe également à l’égard de la CTIF lorsque l’avocat déclare des soupçons de blanchiment de capitaux et de financement de terrorisme.
Les experts-comptables et les conseillers fiscaux avaient voulu supprimer ce privilège, en introduisant un recours devant la Cour Constitutionnelle. Ils dénonçaient notamment une différence de traitement injustifiée entre leur profession et les avocats, en ce que ces derniers bénéficiaient de l’intervention d’un organisme d’autorégulation afin de garantir l’application de l’obligation de signalement imposée par la loi.
La Cour constitutionnelle, dans son arrêt n° 28/2023 du 16 février 2023, leur a donné tort en rejetant leur recours. La Cour justifie la différence de traitement de la profession des experts-comptables et conseillers fiscaux en ce que ceux-ci se trouvent dans une situation qui diffère fondamentalement de celle des avocats. Les différences de traitement apportées par le législateur sont justifiées par la nécessité d’éviter pour les avocats tout risque d’atteinte aux droits de la défense et au droit au respect de la vie privée dans son aspect le plus personnel. Ceci rend nécessaire l’intervention du bâtonnier pour les avocats.
Dans d’autres arrêts, la Cour Constitutionnelle s’est déjà expliquée sur la nature particulière du secret professionnel de l’avocat :
- « L’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose nécessairement qu’une relation de confiance puisse être établie entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend. Cette nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci. Il en découle que la règle du secret professionnel, dont la violation est sanctionnée notamment par l’article 458 du Code pénal, est un élément fondamental des droits de la défense » (arrêt 10/2008 du 23 janvier 2008 comp. arrêt 130/22 du 15 septembre 2022, considérant B 48.4) ;
- « Le secret professionnel de l’avocat est une composante essentielle du droit au respect de la vie privée et du droit à un procès équitable. Le secret professionnel de l’avocat vise en effet principalement à protéger le droit fondamental qu’a la personne qui se confie, parfois dans ce qu’elle a de plus intime, au respect de sa vie privée » (arrêt n° 114/2020 du 24 septembre 2020).
- En conclusion, le secret professionnel de l’avocat a une nature particulière au regard des autres professions en ce qu’il est intimement lié au respect des droits de la défense, du droit à un procès équitable et du droit au respect de la vie privée du justiciable. Ceci justifie un traitement particulier de cette profession.
Jean-Pierre Buyle,
Ancien président d’AVOCATS.BE
[1] Directive 2011/16/UE du Conseil du 15 février 2011 relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal et abrogeant la directive 77/799/CEE, telle que modifiée par la directive (UE) 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018 (JO 2018, L 139, p. 1).
[2] CJUE 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies ea, C-694/20, EV : C : 2022 : 963.
[3] Cour EDH, 6 décembre 2012, Michaud c France, CE : ECHR : 2012 : 1206 JUD 00 1232311, §§117 et 118 ; comp.JP Buyle, D. Van Gerven : Le fondement et la portée du secret professionnel de l’avocat dans l’intérêt du client, J.T., 2012, p. 327.
[4] CJUE 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies ea, C-694/20, EV : C : 2022 : 963.
[5] Cour EDH, 9 avril 2019, Altay c Turquie (N°2), CE : ECHR : 2019 : 0409JUD001123609, §49.
[6] CJUE 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies ea, C-694/20, EV : C : 2022 : 963.
[7] Cour EDH, 6 décembre 2012, Michaud c France, CE : ECHR : 2012 : 1206 JUD 00 1232311, §§117 et 118 ; comp.JP Buyle, D. Van Gerven : Le fondement et la portée du secret professionnel de l’avocat dans l’intérêt du client, J.T., 2012, p. 327.
[8] CJUE 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies ea, C-694/20, EV : C : 2022 : 963.
[9] CJUE 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies ea, C-694/20, EV : C : 2022 : 963.
[10] CJUE 29 juillet 2024, Belgian Association of tax lawyers e.a., C-623/22.
Cet arrêt répond également à d’autres questions préjudicielles posées par la Cour constitutionnelle à propos de la directive DAC 6, que nous n’abordons pas dans la présente contribution.
[11] C’est-à-dire les personnes exerçant leurs activités professionnelles sous l’un des titres professionnels mentionnés à l’article 1er, paragraphe 2, sous a, de la directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998 visant à faciliter l’exercice permanant de la profession d’avocats dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise (JO 1998, L77, p. 36) telle que modifiée par la directive 2013/25/UE du Conseil du 13 mai 2013 (JO 2013, L158, p. 368).
[12] CJUE 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals et Ackros Chemicals / Commission e.a., C-550/07P, point 42 et jurisprudence citée.