Voyages d’un avocat au pays des infréquentables, par Nicolas Gardères,
Paris, Editions de l’Observatoire, 2019, 190 p., 18 €.
Je peux bien défendre n’importe qui, mais pas pour n’importe quoi, pas dans n’importe quel dossier. Défendre un facho dans le cadre d’un dossier de libertés fondamentales équivaut ainsi toujours à défendre d’abord et avant tout les libertés fondamentales. Je peux défendre mon client sans aucune réserve et au mieux de mes compétences, car je vis la cause que je défends comme un combat à mort de la liberté contre l’oppression étatique.
J’ai d’ailleurs toujours trouvé l’expression « avocat du diable » terriblement impropre. Défendre un Fourniret ou un Barbie, cela n’est pas défendre un diable, c’est défendre un homme et donc l’Humanité toute entière, contre le monstre froid, le Léviathan, le seul diable qui puisse être, c’est-à-dire l’État, personnification juridique de notre thanatos collectif.
Nicolas Gardères est l’avocat de tous les extrêmes : les fachos, les islamos, les judéos, les antihomos, les ultracathos … Parce qu’il a jugé que la meilleure façon de défendre la liberté contre ses ennemis, c’est de défendre les ennemis de la liberté lorsque la leur est mise en cause. Défendre, au nom de nos principes, ceux qui nous réclament la liberté mais qui voudraient nous la refuser au nom des leurs.
Il y a là un exercice d’équilibre parfois périlleux puisqu’il s’agit souvent de défendre des gens qu’on exècre, parce que leur est refusée une liberté qu’ils voudraient eux-mêmes refuser à d’autres gens que, le cas échéant, on aime.
C’est donc l’autoportrait d’un avocat à principes : l’avocat de la liberté d’expression. Pour tous. Même pour les salauds. Angélisme ? Je ne crois pas. Radicalisme ? Certainement. Et alors ? Serait-il aujourd’hui interdit de penser avec des angles ? Devrions-nous nous contenter du politiquement correct, du ventre mou, de propos nuancés, de concessions adroites ? Faut-il toujours ménager la chèvre et le chou ? Certaines valeurs ne méritent-elles pas, au contraire, une défense vigoureuse, ferme, sans exception, radicale ?
Lorsque l’on demanda à Jacques Isorni, « De quel côté étiez-vous pendant la guerre ? », il répondit, avocat intégral : « J’étais du côté des prisonniers. À la Libération, les prisonniers ont changé. Moi, je suis resté du côté des prisonniers ». Il n’appartient pas à un avocat de se ranger du côté des vainqueurs.
Bien sûr, il y a un côté « parisien moi-je » qui, parfois, peut énerver. Comme dans le chapitre « J’embrasse pas » où il raconte comment il a séduit une superbe avocate parisienne un peu trop catholique (enfin, beaucoup trop pour lui). C’est un peu dégoulinant mais je lui pardonne. Parce que cela lui donne l’occasion d’une formidable tirade en forme d’anaphore (« je ne veux pas … ») où il livre le plus profond de lui-même[1]. Un vrai morceau de bravoure.
Mais ce que j’ai le plus aimé – et je ne suis certainement pas le seul – c’est ce fameux discours qu’il prononce le 15 mars 2015 aux assises de la liberté d’expression organisées à Rungis par plusieurs mouvements d’extrême droite. Il faudrait le reproduire intégralement.
Je suis ici en tant que démocrate, en tant que libertaire, en tant que gauchiste.
Je suis ici en tant qu’ennemi…
La démocratie libérale est une exigence et une discipline personnelle, une ascèse, infiniment plus lourde et contraignante que la médiocrité tarée de la dictature…
Elle est l’exigence de l’autre et de sa liberté.
C’est précisément parce que j’accepte et même respecte votre altérité que je suis là aujourd’hui.
Je ne rejette personne en dehors de l’Humanité.
Je n’ai jamais rencontré de monstres et il n’en existe pas.
Les idées qui sont les vôtres, je m’autorise à les juger, à les dénigrer, à les combattre mais je sais qu’elles sont le fruit d’un esprit humain, d’une raison, d’un logos. Ce logos, je ne peux le nier…
Alors, et parce que vous êtes mes frères, ni plus ni moins que les salafistes, parce que je vous considère comme des êtres doués de raison, ni plus ni moins qu’une femme en burka, j’accepte de vous écouter et de considérer votre pensée, votre esprit, vos idées…
Votre liberté d’expression est l’indicateur paradoxal de la liberté tout entière. On ne restreint pas la liberté des salauds, la vôtre, sans restreindre la liberté de tous et donc la mienne. Car là et seulement là est l’enjeu cardinal…
Vous êtes mon putain de prochain et je vous aime. Je vous aime parce que vous êtes moches, comme des barbus moches. Je vous aime parce que vous êtes faibles, comme des Roms de bidonville. Je vous aime parce que vous avez peur, comme des juifs qui ont peur de mourir assassinés. Et je me moque bien que vous ne m’aimiez pas.
Vous pouvez bien m’injurier, me crier que je suis l’anti-France, que je suis islamo-collabo ou gauchiasse, pourriture bobo angélique. Tant pis, il me restera mon verbe et mon amour.
Je vous aime, fils de putes !
On en pensera ce que l’on voudra. Nicolas Gardères, en tout cas, ose défendre ses idées partout, même chez ceux qui les rejettent. Il ne se confine pas dans la bulle de ceux qui pensent comme lui. Et aujourd’hui, c’est un vrai courage.
Il reste à espérer que l’Homme soit améliorable. Mais celui qui n’essaie pas ne se trompe qu’une seule fois …
[1] pp. 166-167.
Patrick Henry,
Ancien Président