S'il vous plait, laissez-moi faire mon devoir

À la demande du barreau de Grèce, j’ai été amené à observer à Tirana, le procès (audience de l’équivalent de notre chambre des mises en accusation, statuant en matière de détention préventive) de Fredis Beleris, maire élu de la petite commune de Himarë, dont la majorité de la population appartient à la minorité grecque d’Albanie, arrêté pour suspicion de fraude électorale deux jours avant l’élection (mai 2023) et toujours détenu depuis, sans avoir été autorisé à prêter serment et à déléguer sa fonction à un vice-maire quoique la commission électorale ait validé son élection. Voici le rapport de cette mission.

S'il vous plait, laissez-moi faire mon devoir
(Rapport d'une mission d'observation à Tirana)

1. Le contexte

Himarë (Himara en Grec), est une petite ville côtière albanaise, au Sud de la côte adriatique. Elle est peuplée majoritairement par des membres d'une minorité nationale grecque, reconnue par la Constitution albanaise. Cette région a un potentiel touristique considérable et, malgré la chute du régime communiste (sous lequel, la propriété du sol appartenait à l’État), la majorité des habitants semblent avoir bien des difficultés à obtenir la reconnaissance officielle de leurs titres de propriété.

En revanche, de nombreux promoteurs albanais obtiendraient fréquemment des autorisations de construire des infrastructures touristiques de luxe, selon des procédures qui sont dénoncées comme irrégulières (autorisation de construire en zones forestière ou agricole ; falsification des titres de propriété, etc.). La minorité grecque considère qu’obtenir la mairie d'Himarë représenterait donc un intérêt stratégique important pour la défense de ses droits.

2. L'affaire

Dhionisios-Fredis Beleris est un citoyen possédant la double nationalité albanaise et grecque, né en 1962. Ayant pris la tête d'Omonia, une association qui milite pour la protection des droits de la minorité grecque, il a mené plusieurs actions d'opposition à la politique du Gouvernement, En 2014, il s'est opposé à la fusion entre les communes d'Himarë et Likovo, à majorités grecques, avec celle de Vranista, à majorité albanaise. En 2015, il s'oppose à la démolition du temple de Saint Athanase à Drymades, En 2020, il fait échouer un plan qui comprenait la démolition d'une vingtaine d'habitations appartenant à des citoyens d'origine grecque, au centre d'Himarë

En 2015, puis en 2019, il se présente aux élections municipales mais est défait. Il se représente en 2023. Sa candidature est validée par la Commission électorale (comme les fois précédentes).

Pendant la période préélectorale, il doit subir une offensive particulièrement virulente, émanant notamment du premier ministre Edi Rama, leader du Parti Socialiste, qui détient la majorité absolue au Parlement. Il est traité d'illettré et même son aspect physique est vilipendé.

Dans la nuit du 11 au 12 mai 2023, deux jours avant l'élection, il est arrêté au sortir d'un repas qu'il avait avec son fils et son avocat. Il lui est reproché d'avoir tenté d'acheter des votes : un homme, qui apparaîtra ultérieurement comme étant un repris de justice et qui pourrait être un agent provocateur, lui aurait proposé huit voix en échange d'un montant équivalent à 300 euros. Il est arrêté selon la procédure de flagrant délit (ce qui serait contestable puisqu’il est arrêté au cours d’un repas avec ses proches) et emprisonné.

Nonobstant cette affaire, il remporte l'élection. La commission électorale valide son élection.

Mais, au 18 septembre 2023, il est toujours en détention.

3. L'audience

Fredis Beleris comparaît ce 18 septembre 2023 devant la chambre d'appel de la SPAK, juridiction spéciale anti-corruption. Il demande sa libération, à tout le moins sous caution, de façon à avoir la possibilité de prendre ses fonctions (parallèlement, il a demandé à plusieurs reprises à être autorisé à se rendre à Himarë, pour pouvoir prêter serment et à être à même de déléguer sa fonction à un vice-maire mais cette permission lui a chaque fois été refusée, malgré de nombreux précédents favorables – notamment les affaires Azgan Hakmaj en 2001 et Mark Frroku en 2015. Si bien que son prédécesseur reste en fonction temporairement).

Sont présents à l’audience, outre les parties et leurs avocats, Madame l’ambassadrice de Grèce en Albanie, des représentants du barreau de Grèce et moi-même en tant qu’observateur.

Sa défense fait valoir :

  • Qu'il n'y a aucun danger de fuite, Monsieur Beleris ne souhaitant qu'exercer son mandat, et que, s'il y en avait un, une mesure de sûreté telle une libération sous caution y parerait adéquatement ;
  • Qu'il n'y a aucun risque de déperdition des preuves puisque l'affaire est entièrement instruite, que le témoin à charge a déposé définitivement et que les autres témoins entendus lui sont tous favorables ;
  • Qu'il n'y a aucun risque de récidive, en dénonçant d'ailleurs une manœuvre du Parquet qui avait déposé au dossier répressif un casier judiciaire tronqué faisant état d'une condamnation (qui, si elle avait été effective l'aurait d'ailleurs rendu inéligible) ;
  • Que la proportionnalité commande qu'il soit libéré, la balance devant être opérée entre l'intérêt de la sécurité publique et celui du corps électoral à être administré par le maire qu'il a élu ;
  • Qu'il y a 31 autres affaires dans lesquelles des dénonciations de falsifications électorales ont été émises (dans le cadre des mêmes élections communales) et qu'il est le seul détenu ;
  • Qu'il n'a toujours pas été déclaré coupable ;
  • Que, après quatre mois de détention préventive, la prolongation de sa détention devient totalement injustifiable.

Le Parquet se réfère essentiellement à l'autorité de chose jugée. Il n'y aurait pas d'élément nouveau depuis que sa détention a été prolongée, par le tribunal, puis la chambre d'appel et la Cour suprême, en août.

Prenant la parole en dernier, Monsieur Beleris dénonce le caractère politique de sa détention, proteste de son innocence et demande simplement : « S'il vous plaît, laissez-moi faire mon devoir ».

Après moins de dix minutes de délibération, la chambre d'appel confirme la prolongation de la détention. L'arrêt est lapidaire : il n'y a pas de raison de modifier la décision du premier juge. Aucun des arguments de la défense n'est rencontré.

4. Conférence de presse

Après l'audience, le barreau de Grèce organise une conférence de presse à laquelle je suis invité à participer, 14 chaînes de télévision sont présentes, dont plusieurs retransmettent la conférence en direct.

Les représentants du barreau grec dénoncent une action politique qui vise à empêcher un maire légitimement (puisque la commission électorale a validé son élection) élu à prendre ses fonctions, alors même que rien ne s'oppose à ce que, même en restant détenu, il puisse prêter serment et, ensuite, déléguer ses pouvoirs à un vice-maire, ce qui, de facto, permet au candidat qui a perdu l'élection de continuer à administrer la commune.

En ma qualité d’observateur, je précise que je n'ai aucun mandat pour exprimer une opinion politique mais que, du point de vue strictement juridique, la prolongation de la détention de Monsieur Beleris paraît, pour les raisons invoquées par la défense, incompatible avec les articles 5 et 10 de la Convention et 3 de son Protocole additionnel n°1.

On note qu'une procédure d'urgence a été introduite à Strasbourg contre l'arrêt de la Cour suprême qui, en août, a prolongé la détention de Monsieur Beleris. Cette procédure est évidemment à suivre.

Patrick Henry
Ancien bâtonnier du barreau de Liège et ancien président d’AVOCATS.BE
Ancien président du Comité des droits de l’homme du C.C.B.E.
Président d’Avocats sans frontières

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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