Où s’étaient-ils trompés ? Ils avaient essayé pourtant d’appliquer la recette de Zeus : aidos, dikè, le respect, le sens de la justice – et le débat entre tous sur ces questions. Bien sûr, chacun était venu avec ses obsessions, ses ressentiments, ses intérêts particuliers. Mais elle avait cherché à élargir les perspectives, à faire prévaloir l’intérêt général. Ils tentaient de progresser, à coups d’essais, d’erreurs, d’apprentissage collectif. Mais tout cela n’avait pas suffi et il y avait urgence…
La démocratie, l’État de droit, les droits humains, notre civilisation, … sont-ils condamnés ? Avons-nous eu tout faux ?
Il y a quelques jours, un ami m’a remis les deux tomes du maître-ouvrage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Au dos, un petit extrait m’avertit déjà : « L’un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c’est le goût qu’y éprouvent tous les hommes pour les succès faciles et les jouissances présentes. Ceci se retrouve dans les carrières intellectuelles comme dans toutes les autres. La plupart de ceux qui vivent dans les temps d’égalité sont pleins d’une ambition à la fois vive et molle ; ils veulent obtenir sur le champ de grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts… ».
Les droits de l’homme ne seraient-ils donc qu’une production de « l’égoïsme content des nantis occidentaux », selon la belle – mais terrible – expression d’Alain Badiou1 ?
François Ost poursuit, par ces Nouveaux contes juridiques, l’entreprise qu’il avait entamée en 2019 avec un premier recueil de contes, Si le droit m’était conté. Initier une théorie narrative du droit. Illustrer par quelques fables les grands débats qui traversent notre société.
Le propos a des visées didactiques, édifiantes. En témoigne le fait que chacun des contes est suivi, d’une part, d’une bibliographie fournie permettant de poursuivre la réflexion, d’autre part, de pistes de débat. C’est que de nombreux professeurs se sont vite approprié le premier ouvrage pour en nourrir la réflexion de leurs élèves. Cela vaut la peine d’enfoncer le clou.
Les lignes reproduites en exergue sont extraites du second d’une suite de deux contes consacrés aux avatars de la démocratie. Imaginons un pays appelé Nimportou, gouverné par un bon roi, Rex. Le royaume est confronté à une série de crises : sanitaire, écologique, climatique, migratoire, sociale… Ne trouvant pas la solution, Rex confie successivement les rênes du gouvernement à Picflouz, l’ultralibéral, Programmor, un petit génie de l’informatique, Casinus, un populiste imprégné de la maxime « Du pain et des jeux », Diafoirus, l’expert médical, et Inquisitor, prédicateur de la repentance. Malgré quelques belles promesses, les solutions que chacun de ces gourous met en place échouent lamentablement. Le pays est au bord du drame. Après ces cinq échecs retentissants (avez-vous remarqué que nos cinq sauveurs autoproclamés étaient tous de genre masculin ?), alors que le roi ne sait plus à quel saint se vouer, apparaît sa fille Marianne, qui lui suggère d’essayer la démocratie. Fin du premier épisode.
Le second met en scène Marianne, aux prises avec les différents courants qui traversent le peuple qu’il lui appartient donc de mener vers la sortie de crise. Il y a Génération Y, le parti des jeunes, Balancetonmec, celui des femmes, La ligue de l’Est, parti nationaliste issu de la riche province de Pavanie, qui dénonce les incessants transferts Est-Ouest, au profit d’une Silonie paresseuse et dispendieuse, et Carrefours, un mouvement spontané prétendant représenter les classes moyennes en colère, se disant oubliées tant des capitalistes que des représentants des travailleurs. C’est bientôt le blocage total. Et pendant ce temps, les crises s’aggravent. C’est alors que Marianne lance son cri désespéré : comment en sommes-nous arrivés là ? Qui sommes-nous en somme, les passagers de ce caravansérail des mers : les rescapés de l’ancien monde ou les pionniers d’un nouveau monde, encore inconnu ?
C’est Toumaï, un réfugié tchadien qui séjourne avec les siens dans un parc voisin du Parlement, dans l’espoir d’obtenir un statut de réfugié, qui lui répond.
Vous vous posez trop de questions. Vous cherchez à mettre des mots, plutôt qu’à saisir l’instant. Vous empilez les choses et encombrez votre vie ; vous multipliez les projets, et vous n’avez jamais le temps. Vous avez construit des tours toujours plus hautes, en croyant gagner le ciel et égaler les dieux ; mais la mer vous a rattrapés, aussi hautes soient vos tours. Nous nous sommes restés en contact avec les éléments, nous n’avons pas essayé de sauter par-dessus nos épaules ; nous avons pris le bateau, et, quand l’eau a monté, nous sommes montés avec elle, et quand elle redescendra, nous redescendrons aussi et reprendrons racine…
Voilà un beau débat. Il est aujourd’hui crucial. Et encore y manque-t-il Trompor, Loukachémi, Zémmiléradehour ou Airdeguéran… Mais ils étaient présents, d’une certaine façon, dans le volume précédent.
Six autres contes nous invitent aussi à la réflexion.
Pourquoi Pilate a-t-il livré Jésus au sanhédrin ? Comment juger entre amour et violence ? À méditer alors qu’aujourd’hui d’autres « envoyés », qui se réclament eux-aussi d’un prophète, comparaissent devant des cours d’assises.
Qui a volé Les juges intègres, le douzième panneau de L’agneau mystique des frères Van Eyck ? Leur disparition est-elle le symbole d’un monde privé d’innocence, voué à l’effondrement de la Justice, comme semblait le penser Clémence, le juge pénitent de La chute d’Albert Camus ?
Et si Robinson Crusoé avait fait naufrage au retour de son voyage en Afrique, avec la cargaison d’esclaves qu’il allait y quérir ? Et si, au lieu de devenir le self-made man, dont la success story a inspiré le libéralisme, il avait vécu sur son île au milieu d’une colonie de Bembas, cette ethnie imprégnée par les valeurs du matriarcat, de l’échange et du respect des autres et de la nature ?
Se demandera-t-on un jour à Valladolid – ou ailleurs – si les animaux ont une âme ? Et si, au contraire, c’étaient les hommes qui perdaient leur corps ? Une autre façon d’appréhender le débat sur l’octroi d’une forme de personnalité juridique aux animaux.
Le livre ultime existerait-il, perdu dans les rayonnages de la prestigieuse bibliothèque de Coïmbra ? Réflexions sur un oxymore mythique.
Pourrait-on imaginer une bibliothèque vivante, dont les livres se reclasseraient eux-mêmes, selon leurs propres critères, disparaîtraient, se regrouperaient, à l’insu de leur propriétaire ? Quel message veulent-ils ainsi lui signifier ?
Huit contes donc, chacun d’une (bonne) vingtaine de pages, que l’on peut lire en une soirée, en une leçon. Pour saisir le monde qui est le nôtre, l’appréhender par une autre face, le repenser, en débattre.
S’armant de beaucoup de patience, Marianne entreprit de relever le débat. A l’appui de la clause constitutionnelle indérogeable, elle rappela de récentes expériences historiques malheureuses : même les peuples les plus sages, de grandes démocraties voisines, avaient pu céder à la peur, et troquer leur liberté contre une prétendue sécurité promise par un dictateur (Ulysse lui-même n’avait-il pas exigé de ses marins qu’ils l’attachent au mat de son bateau pour résister au chant des sirènes ?). Dans ces conditions, il était raisonnable que les libertés essentielles, les promesses les plus fondamentales que le peuple se faisait à lui-même (le peuple « constituant » disait-elle) soient mises à l’abri du peuple « électoral » du moment, et confiées à la garde vigilante de juges intègres qui composeraient une cour constitutionnelle à créer. « Quoi ? Encore une de ces cours composées de vieillards inamovibles ? Des juges non élus qui prétendraient s’opposer à la volonté du peuple souverain ? » ironisa Youngy …
Oui, débattons. C’est indispensable. Car rien n’est sûr, si ce n’est la précarité de nos libertés.
Patrick Henry,
Ancien Président
1 A. BADIOU, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Caen, Nous, 2003.