Mortelle transparence, par Denis Olivennes et Mathias Chichoportich, Albin Michel, 2018, 198 p., 17 €.
« Si on sait que potentiellement on peut être écouté et qu’on n’a rien à cacher, il n’y a pas de problème à être écouté ». Qui a dit cela ? Vladimir Poutine ? Hassan Rohani ? Xi Jinping ? Donald Trump ? Vous n’y êtes pas. C’est Benoît Hamon, le candidat socialiste à la dernière élection présidentielle française. Il faut croire qu’il y a des valeurs qui perdent de leur universalité…
Et c’est précisément le propos de Denis Olivennes, chef d’entreprises dans le secteur culture et médias, et de notre confrère parisien, Mathias Chichportich (avoir trois « ch » dans son nom lorsque l’on veut traiter du secret, c’est ch… ouette) : nous sommes désormais fichés, écoutés, filmés, captés, épiés, enregistrés. Notre vie privée est devenue un vulgaire produit que s’arrachent les GAFA et les gouvernements. Il n’est pas loin le temps où, comme dans le 1984 d’Orwell, une « Police de la pensée » traquera jusqu’à nos rêves, nos désirs et nos pulsions. « La révolution démocratique a voulu rendre le pouvoir plus transparent au citoyen. Le monde totalitaire a tenté de rendre les citoyens entièrement transparents pour le pouvoir. La société postmoderne serait-elle celle de la transparence complète de chacun pour chacun ? Les prémisses d’un soft totalitarisme » ?
Mais il y a plus et pire. Tous ces objets connectés qui nous entourent et nous facilitent la vie, au premier rang desquels nos smartphones évidemment, sont-ils seulement des outils de connaissance et de surveillance ? « Je pense en réalité que la plupart des gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions. Ils veulent que Google leur disent ce qu’ils devraient faire maintenant ». Les algorithmes prédictifs réduisent le champ du hasard. Ils peuvent aussi devenir, si nous n’y prenons pas garde, des outils de gouvernance (tiens, il me semble que j’ai déjà entendu quelqu’un dire quelque chose d’approchant ; peut-être dans un rapport sur l’avenir de la profession …). Big data is leading you.
On connaissait, en tout cas depuis Toqueville, la toute-puissance de l’opinion publique. Celle-ci devient aujourd’hui façonnable. Fascinant. La transparence c’est le conformisme. Mais la transparence d’aujourd’hui c’est un conformisme dirigé.
Astrée, la déesse de la transparence, brille aujourd’hui de mille feux. Que reste-t-il du pauvre Harpocrate, le dieu du secret ? Et, par voie de conséquence, de l’avocat car « un avocat transparent est un avocat mort » ? Les auteurs, dans une seconde partie de leur ouvrage, étudient les incessantes tentatives du pouvoir pour limiter le champ du secret professionnel : blanchiment de capitaux, lutte contre le terrorisme et le grand banditisme, protection des lanceurs d’alerte, lutte contre l’optimisation fiscale, etc. Nous connaissons tout cela. Malheureusement.
Puis, dans une troisième partie, ils s’interrogent sur quelques pistes pour reconstruire une démocratie à l’ère du numérique. Le participatif est-il une solution ? Une piste en tout cas. « Les citoyens ne se satisfont plus des consultations intermittentes à l’occasion d’élections ou de referendums. Ils aspirent à une ‘démocratie continue’ (tiens revoici Dominique Rousseau, que citait déjà Manuella Cadelli) qui leur permette d’être associés, sinon à la décision elle-même, du moins aux conditions dans lesquelles elle est prise et d’entendre les raisons qui la sous-tendent ». « … notre crise de la démocratie est moins une crise de la participation qu’une crise de la délibération. Au fond, le sujet n’est pas que les électeurs se sentent mal représentés mais plutôt qu’ils ne se reconnaissent pas dans les décisions qui sont prises. L’élection donne toujours aux politiques une légitimité de position mais ils ont perdu leur légitimité de décision ».
Le phénomène est incontestable. Nous le constatons même dans les organes de notre Ordre. Il est partiellement inévitable, à mon sens. La complexité de notre monde entraine une asymétrie d’information entre les gouvernants qui, espérons-le mais je pense que c’est le plus souvent le cas, étudient les questions dont ils ont la charge, et les gouvernés qui ne peuvent qu’en avoir une idée très superficielle. Un double danger en résulte : d’une part, une déconnexion entre tête et base ; d’autre part, un terreau fertile pour le populisme, qui s’engouffre dans cette brèche.
Bref, rien n’est simple mais, surtout, tout se complique.
Je note en tout cas que les auteurs appellent de leurs vœux la création d’un juge du secret et de la liberté d’expression permettant une sanction rapide de la violation des secrets et des abus de la liberté d’expression. Cela rejoint une des propositions figurant dans le rapport que Patrick Hofströssler et moi-même avons remis à Monsieur le ministre de la Justice, Koen Geens.
C’est que « la transparence ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Être conscient de ses effets pervers ne signifie pas en refuser les bienfaits, bien au contraire. EN dénoncer les travers n’a pour nous qu’une seule fin : susciter la réaction des citoyens en défense de leurs droits et de leurs libertés. Puissions-nous ainsi contribuer à éviter que d’un bien relatif naisse un mal absolu… ».