Migrance et crise de l’accueil : Jean-Marc Picard, sans langue de bois

Pour cette première interview, j’ai le plaisir de recevoir Jean-Marc Picard.

Jean-Marc Picard, vous êtes avocat au Barreau de Bruxelles depuis 1986, praticien du droit de la migrance et responsable de la commission Migrance au sein d'AVOCATS.BE.

Le 29 aout 2023, la secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, Nicole de Moor (CD&V) a pris la décision de ne plus accueillir temporairement les hommes seuls dans le réseau d’accueil de Fedasil. Quelle fut votre réaction première, instinctive, à l’annonce de cette nouvelle ?

« C’est dégueulasse ! ». Il est répugnant et honteux pour un gestionnaire de la chose publique de stigmatiser, pour de pures raisons politiques1, des personnes fragiles et précarisées. La secrétaire d’Etat (et avec elle tout le gouvernement fédéral) donne l’impression de croire que des jeunes ‘hommes seuls’  ne sauraient souffrir physiquement ou mentalement ou les deux, s’ils doivent pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois passer la nuit dehors, par le chaud ou par le froid, s’ils doivent ‘faire les poubelles’ pour manger, le plus souvent une seule  fois par jour, s’ils ne peuvent se laver au mieux qu’une ou deux fois par semaine et n’être vêtus que grâce à la générosité de particuliers ou d’associations, et tout ceci sans connaître la durée de cette ignominie, tout en sachant pertinemment que tout cela est illégal.  

Quelle a été ensuite, après réflexion, votre décision. Avec qui ?

La première interrogation a été de se demander s’il fallait attaquer cette ‘décision’ au Conseil d’Etat parce que même si nous étions quasi convaincus de gagner, nous savions aussi qu’après avoir méprisé les décisions de l’Ordre judiciaire, le gouvernement Fédéral mépriserait probablement aussi un arrêt de la Haute juridiction administrative. Pourtant, l’ampleur du mépris nous a surpris puisqu’avant même l’audience, le Secrétaire d’Etat a dit qu’elle s’attendait à être censurée mais qu’elle se préoccuperait autant de cet arrêt qu’un poisson d’une pomme.

Avec différentes associations de terrain (La Ligue des Droits Humains, le Cire2, l’association Vluchtelingenwerk Vlaanderen, La Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, l’Association pour la défense du droit des étrangers, l’association Saamo Brussel), le CA de l’OBFG a néanmoins décidé d’introduire ce recours en suspension d’extrême urgence. Contrairement au Gouvernement Fédéral, nous pensons qu’un constat d’illégalité formulé par le Conseil d’Etat n’est pas anodin, « même s’il ne s’agit que de droit des étrangers » dont les praticiens expérimentent tous les jours qu’il est vu par bien des administrations ou certaines juridictions comme un sous droit, un droit au rabais.

Je voudrais aussi dire ici combien l’intervention de l’OBFG, représentant les avocats et les justiciables3, ainsi que le soutien ininterrompu du bâtonnier de Bruxelles sont précieux pour le milieu associatif (sl). Il ne fait pas de doute que cela renforce la considération accordée à l’Ordre et aux avocats dans la cité.

Le Conseil d’Etat a suspendu ce mercredi 13 septembre 2023 la décision de Madame de Moor. Quelle est votre analyse de cet arrêt et vous convient-il juridiquement et humainement ?

Il y a sans doute énormément de commentaires juridiques à formuler à partir de cet arrêt, notamment quant au contour de l’Etat de droit mais il me semble qu’à ce stade, les commentaires juridiques ne seraient que glose en vase clos. Dès lors que dans un Etat démocratique, le gouvernement ignore et méprise la décision de justice, cela soulève une question politique qu’on se perdrait à analyser du seul point de vue juridique, d’autant plus que ce n’est nullement sur le plan du droit que se place l’exécutif. Je me réjouis cependant qu’au lieu de se limiter par exemple à un moyen tiré de l’incompétence de l’auteur de l’acte, le Conseil d’Etat se soit saisi du moyen principal de fond développé devant lui en arrêtant que « La loi du 12 janvier 2007 ne permet pas à la partie adverse de priver du droit à l’accueil une catégorie de demandeurs d’asile, constituée par les hommes seuls, pour résoudre les difficultés auxquelles elle indique être confrontée. L’acte attaqué qui exclut cette catégorie de demandeurs d’asile du droit à l’accueil, viole les articles 3 et 6, § 1er, de la loi du 12 janvier 2007 ».

Que pensez-vous de la réaction de Madame de Moor lorsqu’elle annonce qu’elle ne changera pas sa politique ? Est-elle acceptable ou compréhensible ? Juridiquement et pratiquement ? Des solutions existent-elles ?

Les professeurs de droit constitutionnel disent parfaitement, dans leur Carte Blanche du Standaard et du Soir de ce 20 septembre 2023, le danger que cause un tel mépris à l’Etat de droit.  Ce qui à cet égard est grave, c’est que même s’ils se ressaisissent, les partis de la Vivaldi4 ont fait sauter un cliquet dans la protection de l’Etat de droit.

Je voudrais rappeler ici aux partis attachés aux droits humains les cris d’Orfraie qu’ils ont à juste titre poussés lorsque Theo Francken a, par exemple, invité les sbires de la sureté soudanaise en Belgique ou lorsqu’il a décidé de limiter à cinquante par jour le nombre de personnes qui pourraient introduire une demande de protection internationale.

Que pourront-ils rétorquer à un Théo Francken, revenu aux affaires, qui s’assoira tranquillement sur telle ou telle disposition légale en leur disant qu’ils ont accepté pire sous la Vivaldi ? Il m’en coûte de dire qu’au moins, Theo Francken avait la franchise de sa xénophobie (à tous le moins à l’égard des étrangers précarisés) alors que le gouvernement Fédéral actuel crée artificiellement une pénurie et croit se donner un rôle respectable en priorisant contre cette pénurie créée, les ‘familles et les petits n’enfants’.

Parce qu’il faut le dire, il n’y a de crise de l’accueil que parce que le gouvernement fédéral l’a décidé. La directive et la loi ‘accueil5 font au gouvernement une obligation, évidemment de résultat, d’héberger tout demandeur de protection internationale. Fédasil évalue sur son site, en 2018, le coût d’hébergement d’un demandeur d’asile à 50€ par jour. Indexé en 2023, ce montant est de 60€. Je note qu’avec une moyenne de 2000 non hébergés par jour, Fedasil économise quotidiennement 120.000€…depuis deux ans . 
Si le gouvernement ne veut pas appliquer le plan de répartition par commune, qui lui est proposé par les associations de terrains et ferait en moyenne cinq DPI par commune, il dispose selon la directive accueil de la possibilité d’héberger les DPI dans des hôtels. Cette solution, que la plupart des partis flamands prétendent que leurs électeurs ne comprendraient pas, serait facilement gérable pour 60€ par jour6

Très bien, mais de telles solutions ne généreront-elles pas un appel d’air ?

Je voudrais d’abord dire que ce terme me dérange. On parle d’appel d’air en cas d’incendie que le fameux appel d’air entretiendrait. La question migratoire, aussi vieille que le monde, ne saurait être comparée à un incendie.

Ensuite, parce que des solutions existent. Elles ne sont pas celles que l’Europe dessine actuellement, à savoir une sélection des bons et vrais demandeurs d’asile aux frontières extérieures de l’Union7.

Enfin, on doit être conscient que le taux de reconnaissance du statut de réfugié est en Belgique proche de 40%8. Les avocats asilistes rapportent plusieurs cas de réfugiés bel et bien reconnus par le CGRA qui sont restés à la rue pendant toute leur procédure d’examen de reconnaissance du statut. Voila donc des personnes autorisées au séjour illimité en Belgique et bientôt citoyens belges, qu’elle a accueilli avec une fourche. On a connu plus subtil comme processus d’intégration.

Au risque de surprendre ou de laisser incrédule, je dois dire que la solution au prétendu surnombre de ‘candidats réfugiés’ ou de migrants en séjour irrégulier est simple mais elle nécessiterait des développements trop longs pour cette interview.  Disons simplement à ce stade qu’à côté des réfugiés qui seront reconnus, il y a un important volant de migrants non conventionnels (hors Convention de Genève) qui auront toujours tendance à chercher mieux que chez eux, dans les pays ‘riches’. C’est un souhait parfaitement légitime même si la satisfaction de toutes ces aspirations légitimes est évidemment impossible.
La solution passe par un assouplissement de la politique des visas. Il faut se rendre compte qu’il est quasi impossible pour un ressortissant de pays tiers sujet à visa9, s’il a entre 16 et 50 ans et s’il n’a pas femme, enfants, propriétés immobilières et travail stable et rémunérateur qui l’attendront au pays, d’obtenir un visa pour entrer dans l’UE. Il est donc logique, si la porte du visa court séjour (maximum 3 mois) leur est fermée, qu’ils tentent de contourner l’obstacle.
Une délivrance assouplie des visas, jointe par exemple à une obligation de se présenter à l’ambassade de Belgique au pays, au terme du visa, ferait assurément baisser la pression.

Irréaliste, bobo et utopique ? Je note que par exemple les Brésiliens sont dispensés de visa et peuvent donc venir en UE sur simple présentation de leur passeport. Nombre d’entre eux, souvent pauvres, (il n’en manque pas au Brésil), viennent puis repartent puis reviennent ultérieurement. Sommes-nous confrontés à un afflux incontrôlable de Brésiliens ?

Face à un tel refus de Madame de Moor, notre confrère Vincent Lettellier écrivait sur Linkedin, sous un post engagé de l’ancien Président d’AVOCATS.BE Xavier Van Gils : « N’est-il pas temps d’envisager la voie pénale ? Lorsque des individus ou corps dépositaires de quelque partie de l’autorité publique se concertent pour prendre des mesures contre l’inexécution d’une loi, ils se rendent coupables de coalition de fonctionnaires, un délit passible d’emprisonnement… et de perte d’éligibilité. À réfléchir… ». Qu’en pensez-vous ? 

Depuis près de deux ans, le tribunal du travail francophone de Bruxelles a fait face à plus de 7000 demandes en référé d’extrême urgence contre les refus d’hébergement. Le terme ‘fait face’ est choisi à dessein : ces demandes submergent le tribunal qui s’est pourtant organisé pour y répondre, en travaillant en sur-régime. La Présidente du tribunal a prononcé une ordonnance par laquelle elle dénonçait au Procureur du Roi de Bruxelles, sur pied de l’article 29 Cicr, des agissements qui lui semblaient relever de la coalition de fonctionnaires. Cette demande a très rapidement été classée sans suite. J’ai déjà eu l’occasion de m’étonner du silence assourdissant de la Haute magistrature belge face à cette mise en danger profonde de l’Etat de droit. Puisse la Carte Blanche des professeurs de droit constitutionnel l’inciter à sortir de ce silence.

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1 Le CD&V, parti des deux derniers Secrétaires d’Etat à l’asile et à la migration risque de disparaître du parlement fédéral après juin 2024. Il se positionne donc comme un parti dur sur l’immigration, ce qu’il croit plaire à l’électeur flamand, tout en disant protéger les familles avec enfants, demanderesses de protection internationale, ce qu’il croit plaire à ‘son’ électorat catholique.

2 Asbl Coordination et Initiative pour les Réfugies et les étrangers

3 On doit à cet égard déplorer l’analyse trop stricte réservée dans l’arrêt du CE du 3 septembre à la compétence des Ordres telle qu’elle ressort de l’article 495 al.2 éclairée par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 juillet 2017.

4 A peine critiqués par les partis démocratiques de l’opposition…

5 La directive La directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres  a été transposées par la loi dite accueil du 12 janvier 2007. Elle a été remplacée par la directive.

6 Un marché public bien conduit par lequel l’Etat prendrait en location pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois un millier de places d’hôtel du type ibis budget ou Formule 1 (point n’est besoin de chambres individuelles) permettrait certainement de trouver des chambres doubles à 50€/jour, soit 25€/ DPI/nuit, ce qui laisserait aux DPI 35€ par jour pour se nourrir et se vêtir.

7 Une décision de refus d’entrer dans la procédure devrait pouvoir faire l’objet d’un recours devant un tribunal indépendant et impartial. Des avocats en nombre suffisant devront y assister leurs clients avec l’aide de traducteurs. Le case load sera de plusieurs centaines de milliers de dossiers par an. Imagine-t-on créer de tels mega tribunaux à Lampedusa, dans la nome de l’Evros à la frontière gréco-turque, à Bari ou Catane ?

8 39,7% en aout 2023.

9 On peut dire que quasi tous les pays non EU et non ‘industrialisés’ sont sujets à visa.

 

Jean-Joris Schmidt,
Administrateur

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