L'arrêt prononcé le 1er mars 2018 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) trace les règles en matière de capital tiers dans les sociétés professionnelles de titulaires de professions libérales.
S’il y a deux principes auxquels les avocats sont indéfectiblement attachés, c’est sans nul doute le secret professionnel et l’indépendance de l’avocat. Ces deux principes sont inscrits à l’article 1er de notre Code de déontologie parmi les dix valeurs fondatrices de notre profession. Ces valeurs fondamentales motivent l’opposition traditionnelle de nos barreaux à l’admission de non-avocats au capital de sociétés professionnelles d’avocats.
L’évolution des idées dans les pays voisins et surtout la pression exercée sur notre profession par le droit de l'Union européenne a conduit AVOCATS.BE à examiner les modalités d’un éventuel aggiornamento de la règle interdisant le capital tiers dans nos sociétés professionnelles. Le travail du groupe de réflexion fut long et rendu d’autant plus délicat que les avocats qui y participaient ont tous en commun un même et profond attachement à nos valeurs fondatrices, mais avec une analyse divergente des contraintes de l’environnement légal.
La réflexion d’AVOCATS.BE prenait comme point de départ l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 19 février 2002 (affaire C-309/99, arrêt Wouters) qui avait jugé que l’avocat doit offrir la garantie que toutes les initiatives qu’il prend dans un dossier le sont dans l’intérêt exclusif du client. En l’occurrence la Cour jugeait que la législation néerlandaise a pu raisonnablement considérer comme nécessaire au bon accomplissement de la profession d’avocat la règle de l’interdiction de l’association entre un avocat et un expert-comptable. Sur la base de cet arrêt, l’Ordre van Vlaamse Balies avait promulgué le 22 janvier 2003 un règlement interdisant toute forme d’association structurelle entre un avocat flamand et un expert-comptable. Les articles 2 et 3 de ce règlement furent annulés par un arrêt de la Cour de cassation du 25 septembre 2003, au motif que le règlement de l’OVB interdisait toute forme de coopération entre avocats et experts-comptables, ce qui ne respectait pas le principe de proportionnalité rappelé dans l’arrêt Wouters.
Au rang des évolutions des pays voisins qui ont exercé une pression sur les réflexions en Belgique, on peut mentionner la loi britannique sur les Legal Services Act (2007) introduisant en Grande Bretagne la notion d'Alternative Business Structures (ABS), c’est-à-dire autorisant, sous de strictes conditions, l’ouverture du capital des sociétés d’avocats à des non avocats. Cette loi est en vigueur en Grande Bretagne depuis octobre 2011. La loi britannique a inspiré diverses évolutions législatives dans d’autres pays de l’Union européenne, parmi lesquelles l’Espagne, l’Autriche et la France avec ses sociétés d’Exercice Libéral (SEL) dont le capital pourrait être détenu par des tiers à hauteur de 49% (loi sur la croissance du 6 août 2015).
L’une des options d’AVOCATS.BE était de ne pas toucher à la règle de l’interdiction absolue du capital tiers et d’attendre une éventuelle contestation de celle-ci par un avocat à qui un barreau aurait refusé l’admission au motif que son bureau comportait des associés non avocats. Cette option n’a pas été retenue par AVOCATS.BE pour ne pas exposer l’un de ses barreaux au risque de devoir trancher le conflit dans l’urgence et avec impréparation. Cette option se trouve justifiée à mon sens par l’arrêt prononcé le 1er mars 2018 par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire C-297/16 en cause du Collège des médecins vétérinaires de Roumanie. Il s’agit d’un arrêt sur renvoi préjudiciel d’une juridiction roumaine saisie par le collège des médecins vétérinaires d’un recours contre un arrêté de l’autorité roumaine ayant pour effet de supprimer l’obligation que le capital social des établissements vendant au détail des médicaments vétérinaires doit être retenu exclusivement par des vétérinaires.
La situation des médecins vétérinaires au regard des normes communautaires n’est certes pas comparable à celle des avocats puisque le Collège des médecins vétérinaires de Roumanie pouvait s’appuyer notamment sur l’article 66 § 1er de la directive 2001/82/CE du 6 novembre 2001 instituant un code communautaire relatif aux médicaments vétérinaires qui dispose que "les Etats membres prennent toutes dispositions utiles pour que la vente au détail de médicaments vétérinaires ne soit effectuée que par des personnes qui y sont habilitées en vertu de la législation de l’Etat membre concerné".
Deux questions préjudicielles étaient posées à la CJUE. La seconde concerne notre propos, la Cour délimite la portée de cette deuxième question "en tant qu’elle vise la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale qui impose une détention exclusive, par un ou plusieurs vétérinaires, du capital des établissements qui exercent le commerce de détail des médicaments vétérinaires" (n° 76 de l’arrêt). La Cour a porté l'essentiel de son examen de la seconde question sur la compatibilité de la norme légale roumaine au regard notamment de la condition de proportionnalité de la mesure par rapport à l’objectif poursuivi.
La CJUE commence par observer que si des non-vétérinaires sont en position d’exercer une influence sur la gestion des établissements commercialisant au détail des médicaments vétérinaires, il existe un risque que ceux-ci adoptent des stratégies économiques susceptibles de porter atteinte à l’objectif de sûreté et de qualité ainsi qu’à l’indépendance des vétérinaires intervenant dans le cadre de ces établissements, notamment parce qu'ils seraient incités à écouler des médicaments dont le stockage n’est plus rentable (n° 82 de l’arrêt).
La Cour constate que la détention exclusive du capital des établissements de vente de médicaments vétérinaires au détail est apte à réduire le risque et donc à réaliser l’objectif poursuivi puisque les vétérinaires sont soumis à des règles déontologiques, contrairement à des tiers non vétérinaires.
La Cour de justice estime cependant que la norme roumaine va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif visé. La Cour déclare que l’objectif d’empêcher que des non-vétérinaires soient en mesure d’exercer une influence déterminante sur la gestion d’établissements commercialisant des médicaments vétérinaires peut être atteint sans qu’il soit nécessaire d’étendre l’interdiction du capital détenu par des tiers "jusqu’à l’exclusion de toute participation de non vétérinaires au capital de tels établissements" (n° 88 de l’arrêt).
En conséquence la Cour a jugé que la réglementation nationale qui impose que le capital social des établissements commercialisant au détail des médicaments vétérinaires soit détenu exclusivement par un ou plusieurs vétérinaires n’est pas compatible avec le droit de l’Union.
Cet arrêt du 1er mars 2018 appelle de ma part trois réflexions.
Tout d’abord, l'arrêt du 1er mars 2018 met en évidence le fait que le droit positif de l’Union européenne comporte une disposition relative aux médicaments vétérinaires qui légitime une intervention législative de nature à assurer l’effectivité de la protection de la santé humaine. Le Conseil des Barreaux européens (CCBE) demande actuellement que le droit de l’Union européenne comporte une directive définissant les droits et devoirs des avocats exerçant leur ministère sur le territoire de l’Union. L'arrêt du 1er mars 2018 montre l'intérêt d'une telle directive et que cette initiative doit être appuyée.
Ensuite, même si tous les considérants de l’arrêt du 1er mars 2018 dans la cause C-297/16 ne sont bien évidemment pas transposables tels quels à la situation des avocats, il est permis de penser que si la Cour de justice devait être saisie d'une question préjudicielle relative à la compatibilité de l’article 447octies du Code judiciaire avec la directive européenne sur la liberté d'établissement des avocats dans le territoire de l’Union (directive 98/05/CE), la réponse de la Cour de justice pourrait être que la sauvegarde des obligations de secret professionnel et d’indépendance de l’avocat ne requiert pas que le capital des sociétés d’avocats soit détenu exclusivement par des avocats.
À ceux de nos Confrères qui déplorent ce type de considérations, qu’il me soit permis de rappeler que le système élaboré par les nouveaux articles 4.43 à 4.49 du Code de déontologie de l’avocat tend à créer un équilibre entre d'une part l’ouverture incontrôlée du capital des sociétés d’avocats à des non-avocats et d'autre part une réglementation selon le modèle britannique impliquant un système de contrôle impayable à l'échelle de l'OBFG et de ses 7.900 avocats. Le mécanisme de contrôle de notre Code de déontologie confie aux barreaux la compétence de vérifier si la demande d’admission d’un avocat associé au sein d’une structure avec capital tiers est conforme aux critères énoncés par le Code de déontologie. Pour épauler si nécessaire le conseil de l’Ordre, une commission d’avis a été créée au niveau d’AVOCATS.BE avec l’objectif d’unifier la pratique des conseils de l’Ordre en la matière (art. 4.38bis à 4.38quater du Code de déontologie).
Enfin, la troisième et dernière remarque (non liée il est vrai à l'arrêt de la CJUE du 1er mars 2018) concerne toute la section 4 du chapitre 5 de notre Code de déontologie, c’est-à-dire les articles 4.43 et suivants relatifs au capital tiers : ils devront être relus et sans doute reformulés lorsque sera votée la loi instituant le Code des Sociétés et Associations et abrogeant l’actuel Code des sociétés.
En effet, le nouveau code en projet va supprimer dans les SPRL et SC la notion de capital. Cela ne va pas modifier fondamentalement l'approche dans notre Code de déontologie, mais les textes devront être partiellement reformulés pour tenir compte de l'évolution de la loi.
On le voit : qu'on le veuille ou non, le problème du capital tiers se rappelle à nous, mais il nous offre certainement l'occasion de rappeler les principes de bases de notre profession auxquels tout le barreau reste profondément attaché.