Aujourd’hui, j’ai défendu une morte

Oui, aujourd’hui, j’ai défendu une morte devant un tribunal, en toge. Je sais, je n’ai plus de mandat vu que ma cliente est décédée. La présidente du tribunal m’a d’ailleurs d’emblée interpellé.

« Maître, le registre national indique qu’elle serait décédée. Y a-t-il encore un intérêt à agir ? » 

« Non Madame la Présidente, la requête n’a plus d’objet, vu que ma cliente est morte, mais en sa mémoire, je vais dire quelques mots, si vous me le permettez. »

C’étaient des mots d’indignation et de colère contre mon pays, l’État Belge, la « partie adverse » à la barre. 

Bella, elle avait un beau prénom qu’elle portait depuis bientôt 50 ans, avait été rattrapé sur la route de l’exil par la maladie. En 2016, alors que sa procédure d’asile est à l’examen en Belgique, un cancer du sein fulgurant lui est diagnostiqué. Un an plus tard, elle obtient un titre de séjour pour raisons médicales car elle remplit -malheureusement- le « triple test » : elle est gravement malade, elle doit bénéficier d’un traitement qui ne peut être interrompu et ce traitement n’est pas disponible dans son pays d’origine, la Guinée. Et elle commence le traitement médical très lourd : mastectomie du sein gauche et curage axillaire, radiothérapie, bref, la totale. 

En 2018, la situation est « stabilisée » et l’Office des Etrangers décide de lui retirer son titre de séjour car le médecin conseil de l’Etat belge estime qu’elle peut poursuivre les soins en Guinée, cela contre l’avis du médecin spécialiste qui la suit à l’hôpital. C’est avec la « décision de retrait de séjour » et son « ordre de quitter le territoire » qu’elle vient me voir. On introduit un recours au Conseil du Contentieux des Etrangers qui, un an plus tard, casse cette décision de refus de prolongation de séjour, estimant que « les constatations du fonctionnaire médecin conseil ne démontrent à suffisance le changement radical et durable allégué quant à la gravité de la maladie et l’accessibilité du traitement requis (au pays) ». Victoire.

A peine un mois plus tard, l’Office des Etrangers adopte une nouvelle décision de refus, quasi identique à celle qui n’avait pas résisté au contrôle juridictionnel. On introduit un nouveau recours, puis on attend. En 2021, le Conseil du Contentieux nous adresse une lettre pour demander si « la requérante garde un intérêt au recours », à laquelle on doit répondre dans les 8 jours, ce qu’on fait en déposant des documents médicaux actualisés. L’écoulement du temps n’a pas amélioré la santé de Bella. En 2022, le Conseil du Contentieux annule une nouvelle fois la décision d’expulsion de l’Office des Etrangers et leur renvoie le dossier avec une motivation cinglante. Victoire.

Nous adressons à l’Office des Etrangers de nouveaux certificats médicaux justifiant l’octroi d’une carte de séjour pour raisons médicales. Ces documents montrent que sa santé s’est encore empirée : le cancer avance, des métastases sont détectées avec un lymphome diffus à grande échelle. Comme me l’écrit simplement son assistante sociale très dévouée : « le cancer progresse, elle souffre du cancer des os et du sang et a une tumeur cérébrale… ». Mais deux mois plus tard, en septembre 2022, Bella reçoit une nouvelle décision de refus et un nouvel ordre de quitter le territoire. Elle l’encaisse comme une injonction de la Belgique d’aller mourir en Guinée, de débarrasser le plancher belge. Elle est à bout, désespérée, usée. Nous introduisons, pour la troisième fois, un recours devant cette juridiction qui a déjà jugé à deux reprises que l’Etat Belge s’était trompé dans l’analyse de la situation de Bella.

C’est ce troisième recours que je devais plaider ce matin. Mais en juin dernier, j’ai reçu un mail de son assistante sociale : Bella est décédée, dans une grande solitude…

Je suis en colère. Quelle injustice. Quelle souffrance Bella a endurée à cause de mon pays. L’accompagnatrice psycho sociale m’avait encore écrit en décembre que Bella n’allait pas bien du tout, qu’elle pensait que la fin approchait.

Si Bella avait encore été en vie, nous aurions gagné pour la troisième fois au tribunal. Ce que l’Office des Etrangers a imposé à Bella, c’est ce qu’on appelle dans notre jargon, le « carrousel du 9ter » (de l’article 9ter de la Loi des étrangers qui prévoit la régularisation de séjour pour motifs de santé): décision d’expulsion – introduction d’un recours - décision annulée par le tribunal – nouvelle décision d’expulsion – nouveau recours – nouvelle annulation par le tribunal – nouvelle décision d’expulsion – nouveau recours - … L’Etat belge est un grand praticien du carrousel. Tout cela avec l’argent du contribuable : il faut payer les fonctionnaires, les juges, les avocats de l’Etat belge directement et de Bella via le « pro deo » (et qu’on ne vienne pas dire comme certains politiques populistes que les avocats en droit des étrangers font du pro deo pour le pognon !).

Sur les questions migratoires, nos ministres prétendent défendre une « politique ferme mais humaine ». La fermeté aveugle est bien là. L’humanité, on la cherche encore.

Repose en paix, Bella. Et pardonne-nous.

Alexis Deswaef
Avocat au barreau de Bruxelles

 


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