« Zoom sur certaines problématiques de droit judiciaire familial, de l’introduction de la demande à l’appel : les pistes pour sortir du brouillard »
Présidente : Me Aline QUEVIT, avocat au barreau du Brabant wallon
Intervenants :
1) Mme Dima KARADSHEH, conseiller à la Cour d’appel de Mons
2) Mme Solange BRAT, juge au tribunal de la famille de Bruxelles
3) Me Arnaud HOC, Professeur invité à l'Université Saint Louis Bruxelles, chargé de cours invité à l'UCLouvain, avocat au barreau de Bruxelles.
Rapporteur : Me Benjamin BOUILLIEZ, avocat au barreau du Brabant wallon
Dans le cadre de leur atelier de droit judiciaire, nos trois orateurs (Madame Dima KARADSHEH, conseiller à la Cour d’Appel de Mons et collaboratrice scientifique au Centre de droit privé de l’ULB – Madame Solange BRAT, Juge au Tribunal de 1ère Instance francophone de Bruxelles et collaboratrice scientifique au Centre de droit privé de l’ULB – et Monsieur Arnaud HOC, avocat, chargé de cours invité à l’UCLouvain et Professeur invité à l’Université Saint-Louis de Bruxelles) ont fait le choix de zoomer sur certaines problématiques de droit judiciaire familial, de l’introduction de la demande à l’appel.
Tout au long de leur exposé, ils ont tenté de dégager des pistes destinées à permettre aux praticiens de « sortir du brouillard ».
Quelle chance pour eux d’avoir rencontré Caroline et Jean ! La séparation de ces derniers leur a en effet permis de proposer à l’auditoire pas moins de dix-sept situations rencontrées par cet ex-couple, tant à l’égard des modalités d’hébergement que des modalités d’aliments relatives à leurs deux filles, le tout devant le Tribunal de la Famille puis devant la Cour d’Appel.
Les participants à l’atelier ont de la sorte pu interagir quant à la réponse à apporter à chacune des problématiques de droit judiciaire soulevées dans les casus précités.
Les orateurs ont ainsi souhaité focaliser notre attention sur trois thématiques distinctes :
- Le provisoire et le définitif
- La saisine permanente
- L’effet dévolutif de l’appel
Chacune de celles-ci sera résumée ici, d’abord dans le cadre d’un rapide rappel théorique puis dans l’émergence de pistes et conseils destinés aux praticiens (suite à la résolution de ces dix-sept casus).
1) Le provisoire et le définitif
L’article 19 du Code Judiciaire stipule que « le jugement est définitif dans la mesure où il épuise la juridiction du juge sur une question litigieuse, sauf les recours prévus par la loi.
Le juge qui a épuisé sa juridiction sur une question litigieuse ne peut plus en être saisi, sauf exception prévue par le présent Code.
Le juge peut, avant dire droit, à tout stade de la procédure, ordonner une mesure préalable destinée soit à instruire la demande ou à régler un incident portant sur une telle mesure, soit à régler provisoirement la situation des parties (…) ».
Il est par ailleurs bon de rappeler que le jugement définitif :
- A autorité de chose jugée (article 24 du Code Judiciaire),
- Entraîne le dessaisissement automatique du juge (article 19, alinéa 2 du Code Judiciaire),
- Permet un appel immédiat (article 1050, alinéa 1 du Code Judiciaire),
- Bénéficie de la possibilité d’un effet suspensif sur décision du juge(article 1398/1 du Code Judiciaire),
Tandis que le jugement avant dire droit :
- N’a pas d’autorité de chose jugée mais plutôt une autorité de chose décidée (article 24 du Code Judiciaire),
- N’entraîne pas le dessaisissement du juge et permet de faire revenir le dossier lors de la survenance d’une situation nouvelle (étant entendu que le jugement ne vaut que « rebus sic stantibus »),
- Ne bénéficie que d’une possibilité d’appel différée (article 1050, alinéa 2 du Code Judiciaire), pour peu qu’un déverrouillage n’ait pas été ordonné par le juge
- Est enfin toujours exécutoire (article 1397, alinéa 3 du Code Judiciaire).
Après avoir exposé ces principes, six casus ont été soumis à la sagacité des participants.
En sont ressortis constats et conseils suivants :
- Afin de déterminer si un jugement est provisoire ou définitif, il importe de se poser la question de savoir si le Tribunal a ou non tranché, sur le principe, une question litigieuse. Un juge peut en effet implicitement statuer à titre définitif sur une demande, en ne se prononçant pas toutefois dans le dispositif mais bien dans les motifs de la décision (motifs décisoires).
- Si une demande lui est formulée à titre provisoire, le juge ne peut pas la trancher à titre définitif, sous peine de statuer ultra petita.
- Mais l’inverse est aussi vrai : le juge ne peut pas octroyer à titre provisoire ce qui est sollicité à titre définitif. Alors que les praticiens peuvent être aveuglés par le réflexe du « qui peut le plus peut le moins », il convient en effet de les rendre attentifs au principe dispositif.
En effet, si elles ne sont pas expressément sollicitées, le juge ne pourra prononcer ni mesures provisoires, ni mesures d’instruction [sous réserve de l’article 1253ter/6 C. jud]. En d’autres termes, si Jean formule à titre définitif une demande d’hébergement secondaire pour ses enfants et que Caroline s’oppose à tout contact, le Tribunal ne pourra pas ordonner d’office la mise en place d’un Espace Rencontre à titre provisoire ! Ce faisant, il outrepasserait le principe dispositif et violerait en outre les droits de la défense. Si le juge devait toutefois procéder de la sorte, il serait bien inspiré d’autoriser l’appel immédiat de son jugement pour permettre aux parties d’exercer, à tout moins a posteriori, leur droit à la contradiction.
Par contre, le principe dispositif sera bien respecté si un hébergement alterné égalitaire est sollicité à titre définitif et que le Tribunal n’alloue, toujours à titre définitif, qu’un hébergement de type « 9/5 » (Cass., 04/01/2013).
- Sauf si la faculté d’appel immédiat a été sollicitée et obtenue du Tribunal, le jugement ayant provisoirement fixé un hébergement accessoire au départ d’un centre Espace Rencontre et ayant condamné l’autre parent au règlement d’une astreinte sur base de l’article 387ter ancien du Code Civil ne pourra faire l’objet que d’un appel différé (Cass., 12/02/2021), en ce compris sur l’astreinte, puisque cette décision ne contient aucune demande tranchée à titre définitif.
- Le libellé des dispositifs est parfois source d’enchevêtrement de concepts pourtant totalement contradictoires.
Qui n’a en effet pas déjà vu passer, en matière d’hébergement ou alimentaire, des demandes formulées à titre « précaire », « provisoire » et « provisionnel » ?
Les orateurs ont à cet égard pu reclarifier la situation et rappeler que :
- Le terme « précaire » ne ressort nullement du Code Judiciaire, étant par conséquent à bannir des écrits de procédure ;
- Les demandes formulées à titre provisoire n’amènent pas le juge à statuer sur le principe même de celles-ci ;
- Dans le cadre d’une demande alimentaire formulée à titre provisoire, le Tribunal pourra donc ensuite, dans un second temps, fixer un montant supérieur ou inférieur après avoir pris position quant au principe même de la demande ;
- Une demande formulée à titre provisionnel entraîne par contre un jugement « définitif partiel ».
Le Tribunal y statue sur le principe même de la demande, ayant toutefois la possibilité de fixer ultérieurement un montant supérieur à celui alloué à titre provisionnel.
Il ne lui sera par contre ensuite pas permis de fixer un montant inférieur à celui fixé provisionnellement.
Il est par conséquent parfaitement inutile (et contradictoire) de solliciter un montant provisionnel, sous toute réserve d’augmentation ou de diminution en cours d’instance.
Au regard des nombreux échanges intervenus au cours de cette thématique, les pistes pour sortir du brouillard peuvent donc être résumées comme suit :
Pour les avocats :
- se poser la question de ce qu’a tranché le Tribunal : reconnaissance d’un droit ? demande traitée quant au fond, ou limitation du juge à une mise en œuvre provisoire ?
La réponse à ces questions amènera le praticien à considérer avec certitude que le jugement a été prononcé à titre définitif ou ne l’a été qu’à titre provisoire.
- formuler, en termes de motivation et de dispositif, des demandes claires ; scinder, dans le libellé dudit dispositif, les demandes sollicitées à titre définitif et celles formulées à titre provisoire.
- ne pas oublier qu’une même demande peut être formulée définitivement à titre principal et provisoirement à titre subsidiaire (ou l’inverse).
- ne pas hésiter à formuler des demandes subsidiaires et, le cas échéant, provisoires, de manière à éviter au Tribunal de se retrouver confronté à un dispositif trop simpliste, l’empêchant alors de prononcer d’autorité des mesures provisoires ou d’instruction ne lui ayant pas été demandées.
- bannir à jamais la formule « à titre provisoire et provisionnel », s’agissant de concepts antagonistes.
- ne pas hésiter, lorsque la situation le justifie, à solliciter du Tribunal la possibilité de l’appel immédiat, trop souvent oubliée des prétoires.
Pour les magistrats :
- s’assurer de ce que le dispositif de leur jugement est le plus clair possible, avec distinction précise entre les demandes tranchées à titre définitif et celles tranchées provisoirement.
- susciter l’intervention des parties à l’audience lorsqu’une question se pose quant à la détermination du caractère définitif ou provisoire, principal ou subsidiaire d’une demande, faisant alors acter leur position au plumitif d’audience. Lorsqu’une question de ce type ne se pose malheureusement qu’en cours de délibéré, rouvrir les débats ou à tout le moins envisager de prononcer un jugement provisoire, en en autorisant spécifiquement l’appel immédiat.
Pour les avocats et les magistrats :
- de la clarté et de la précision à tout moment, afin d’éviter d’être confrontés aux écueils susmentionnés.
2) La saisine permanente
L’article 1253ter/7 du Code Civil, véritable exception à l’article 19, alinéa 2 du même Code prévoit que « les causes réputées urgentes restent inscrites au rôle du Tribunal de la Famille, même en cas de décision en degré d’appel.
En cas d’éléments nouveaux, la même cause peut être ramenée devant le Tribunal, dans un délai de 15 jours, par conclusions ou par demande écrite, déposées ou adressées au greffe.
Il y va bien d’une règle d’ordre public d’interprétation restrictive ».
La saisine permanente visée à cet article constitue donc l’une des exceptions au principe du dessaisissement suivant lequel le juge ayant épuisé sa juridiction ne peut plus être saisi d’une question litigieuse déjà abordée et tranchée.
Lorsqu’avocats et magistrats se trouvent confrontés à un probable cas de saisine permanente, ils se doivent de vérifier si les conditions cumulatives suivantes sont bien réunies en l’espèce :
- Décision définitive, au sens de l’article 19, alinéa 1 du Code Judiciaire,
- Décision portant sur une mesure réputée urgente, cfr article 1253ter/4, alinéa 2 du Code Judiciaire,
- Décision sur laquelle il a déjà été statué au sein de la décision définitive.
Le Tribunal n’a en effet à « revoir » une décision que s’il l’a déjà tranchée précédemment.
- Existence d’un élément nouveau justifiant de pouvoir retourner devant le Tribunal.
Une jurisprudence foisonnante existe quant à la détermination de l’existence ou non d’un élément nouveau. Au-delà de ce qui est circonscrit dans le texte légal, il convient de rappeler que cet élément nouveau doit être substantiel, et non pas simplement accessoire.
Si les conditions susmentionnées ne se trouvent pas remplies, le Tribunal peut :
- Déclarer la demande irrecevable s’il considère qu’il n’existe pas d’élément nouveau,
- Déclarer la demande non fondée s’il considère que l’élément nouveau existe mais qu’il n’est pas suffisamment substantiel que pour engendrer une révision des mesures précédemment adoptées par le tribunal
Le mécanisme de la saisine permanente une fois rappelé par les orateurs, plusieurs situations rencontrées par Caroline et Jean donnèrent lieu aux constats, observations et conseils suivants :
- La saisine permanente ne peut pas servir d’appel déguisé.
- L’écoulement du temps ne peut pas systématiquement être considéré comme étant un élément nouveau, les avocats en amont et le Tribunal en aval devant à ce sujet identifier les conséquences concrètes de cet écoulement du temps sur les besoins de l’enfant.
- Il convient d’être particulièrement attentifs à la question de savoir si le juge a déjà été ou non amené à trancher la question devenant litigieuse.
Une demande de changement d’école ne peut, à titre exemplatif, être sollicitée sur base de la saisine permanente si cette question spécifique n’a jamais été évoquée auparavant.
Certes, la détermination d’une école relève de l’autorité parentale conjointe mais même si celle-ci a été actée (dans le cadre d’un accord des parties) dans une décision antérieure, le changement d’école nouvellement sollicité ne remet pas en cause cet exercice conjoint. Il n’y a donc pas de demande de révision de la situation antérieure.
- Il est préférable que le magistrat constatant une difficulté procédurale dans le mode de refixation d’un dossier expose la difficulté dès l’audience introductive, permettant ainsi à l’avocat de se concerter avec son client et d’envisager un désistement d’instance, avec dépôt d’une nouvelle requête dans les heures/jours qui suivent.
- Un débat s’instaure quant à la régularité de la procédure si, confronté au fait que l’une des parties fasse refixer à bon droit le dossier sur base de la saisine permanente, l’autre en profite pour saisir le juge d’une demande totalement nouvelle.
Si l’article 807 du Code Judiciaire prévoit que la demande dont le juge est saisi peut être étendue ou modifiée, cette demande nouvelle doit toutefois reposer sur un fait ou un acte repris dans l’acte introductif d’instance. Devrait-on alors considérer que les conclusions rédigées pour faire refixer le dossier sur base de la saisine permanente valent citation à ce sujet ? Les orateurs estiment qu’il faut éviter que le mécanisme de la saisine permanente ne soit instrumentalisé à cet égard, rappelant la possibilité conférée au Tribunal d’infliger une amende sur pied de l’article 780bis du Code Judiciaire.
Il conviendra donc d’analyser la situation au cas par cas, aucune réponse tranchée n’étant parvenue à se dégager des échanges intervenus.
3) L'effet dévolutif
L’article 1068 du Code Judiciaire stipule que « tout appel d’un jugement définitif ou avant dire droit saisit du fond du litige le juge d’appel.
Celui-ci ne renvoie la cause au premier juge que s’il confirme, même partiellement, une mesure d’instruction ordonnée par le jugement entrepris ».
Les difficultés d’application de cet article concernent essentiellement l’appel des jugements avant dire droit, où, par hypothèse, certains points n’ont pas encore été tranchés par le premier juge alors que d’autres sont déjà frappés d’appel devant la juridiction supérieure.
A priori, cette hypothèse devrait être plus rare qu’auparavant puisqu’il n’est désormais plus possible, en principe, de faire appel immédiatement d’un jugement avant dire droit (art. 1050, al. 2, C. jud.)
C’est sans compter, d’une part, sur le fait que l’appel immédiat d’un tel jugement peut éventuellement être autorisé par le juge, et, d’autre part, sur le fait qu’un jugement mixte (qui statue sur certaines demandes à titre définitif et sur d’autres à titre provisoire) est quant à lui directement appelable dans son intégralité, pourvu que l’appel porte sur tout ou partie des volets définitivement tranchés.
Est ensuite rappelée la distinction fondamentale existant entre l’effet relatif et l’effet dévolutif de l’appel, entraînant le fait que la Cour d’appel n’est saisie que des questions ayant fait l’objet d’un appel principal ou incident, ainsi que des questions n’ayant pas été tranchées par le premier juge. Les parties perdent dès lors à leur égard un degré de juridiction. S’agissant d’un principe d’ordre public, les parties ne pourraient se mettre d’accord pour faire échec à l’effet dévolutif et obtenir que les questions non encore tranchées le soient par le premier juge
Le juge d’appel « aspire » donc l’ensemble du litige avec toutes les circonstances de fait qu’il contient ou qui surviendraient ultérieurement.
Tant que la Cour n’a pas vidé sa saisine, celle-ci donc sera amenée à trancher tout ce qui doit encore l’être, en ce compris des demandes nouvelles qui interviendraient en cours d’instance (cfr jurisprudence constante : Cass., 07/01/2000 ; Cass., 18/06/2015).
La seule exception à l’effet dévolutif concerne les mesures d’instruction : si le juge confirme une telle mesure, il doit en renvoyer l’exécution au premier juge ainsi que les points non encore tranchés qui dépendent de cette mesure (art. 1068, al. 2, C. jud.). Relevons également une exception importante en matière de liquidation-partage (art. 1224/2, C. jud.).
Si le texte semble clair, orateurs et participants à l’atelier constatent toutefois que la pratique diffère parfois de ces principes théoriques.
Il arrive en effet que certains magistrats du Tribunal de la Famille conservent certains points de demandes non tranchés alors que le surplus est pendant devant la Cour d’appel, ou que celle-ci renvoie devant le premier juge certains points n’ayant pas été tranchés par celui-ci, contrairement au principe même de l’effet dévolutif de l’appel qui est pourtant d’ordre public
La théorie se heurte donc ici au pragmatisme du siège, au cadre plus limité des magistrats d’appel, à la volonté de faire avancer certaines demandes au regard de l’arriéré important existant en degré d’appel, etc.
Enfin, au travers de la résolution des derniers casus de l’atelier, la question de l’instrumentalisation de l’appel fut également posée : il peut en effet arriver que même si d’un point de vue strictement formel, un appel est recevable, il soit néanmoins déclaré irrecevable car ne portant pas véritablement sur des mesures définitives.
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Ces trois heures d’atelier furent intenses en rappels de concepts, mises en pratique de ceux-ci et constats quant à la réalité du terrain. Cette contribution écrite n’aura bien évidemment pas permis de circonscrire tous ces enrichissants échanges, espérant toutefois qu’elle permettra aux praticiens de se rappeler l’un ou l’autre « signaux d’alarme » au moment de conseiller un client, rédiger un acte de procédure ou analyser celui de la partie adverse, de manière à éviter un malencontreux « hors-piste » procédural…
Il est enfin à noter que les orateurs de l’atelier seront à l’origine d’un article plus exhaustif, à paraître début 2023 dans le Forum de droit familial.
Benjamin BOUILLIEZ
Avocat au barreau du Brabant wallon