Argent noirci et argent gris

Le phénomène est logique et pourtant méconnu. Le « noircissement » de l’argent consiste à rendre occultes des fonds qui, à l’origine, sont licites. L’exemple le plus classique est historique : il consistait, pour le Belge moyen, à traverser une frontière et à déposer son épargne durement gagnée, après taxation, au Boulevard du Précompte Libre sis en face de la gare de et à Luxembourg. 

Parfois, l’idée était simplement d’éviter la taxation sur le placement. Parfois, il y avait d’autres motivations qui voguaient de la volonté d’assurer un viatique à quelque maîtresse aimable, à régler des comptes post mortem avec un enfant ingrat. Ceci fit la fortune de quelques institutions. On ne parlait pas vraiment d’évasion fiscale ; il s’agissait plutôt d’une mise à l’abri de l’épargne. 

Pour les prudents, l’Helvétie était le sanctuaire ultime avant la naissance du MROSi. La loi pénale suisse garantissait un secret absolu. Ces temps sont évidemment révolus et plusieurs opérations dites « DLU » sont venues permettre une régularisation couteuse et prétendument salvatrice.

Reste que le phénomène existe encore, notamment par le transfert physique de fonds en et hors Europe. A cet égard, la Cour de Cassation de France vient de consacrer un peu plus le rôle financier des Services des Douanes. Dans un arrêt du 16 juin 2021ii, la Cour a validé la fouille du bagage d’un passager qui avait déclaré ne pas transporter de sommes égales ou supérieures à 10.000 euros, fouille qui a permis la découverte de liasses de billets de 500 euros pour un montant global de 215.080 euros, alors que les conditions de la privation de liberté était de nature à vicier la procédure, ce qui ne fut pas retenu par la Cour. De même, la Couriii a confirmé les opérations de contrôle qui ont permis la découverte d’une cache aménagée contenant des liasses de billets d’une valeur de 498.000 euros. M. X, qui avait déclaré que ces sommes provenaient de son activité de bijoutier, a été acquitté du chef de blanchiment mais n’a pas échappé au délit de transfert de capitaux sans déclaration. En un troisième arrêt, la même Couriv statue sur une condamnation de deux citoyennes du chef de transfert sans déclaration de capitaux d’une somme d’au moins 10.000 euros, en l’espèce de 17.700 euros… la cassation intervient mais sur l’unique motif d’une « rétention douanière » excessive des personnes. Sur les pouvoirs de la Douane en Belgique, on sera attentif à l’arrêt de la Cour Constitutionnelle du 4 mars 2021v.

Ces trois arrêts français montrent à suffisance que la lutte contre le blanchiment d’argent ne peut pas s’analyser sans évoquer le contrôle des transferts de capitaux. Les législateurs, en Europe et ailleurs, et le législateur européen lui-même, tous bien conscients de ce que la constitution d’avoirs occultes au départ d’argent « clair » formait une masse financière échappant à la fiscalité mais aussi susceptible d’être réinjectée dans des activités générant d’autres fraudes, ont donc mis en place des dispositifs visant à lutter contre le « noircissement » de l’argent. Pour bien comprendre l’enjeu, il suffit d’évoquer le payement occulte partiel en matière d’achat immobilier ou la réalisation de travaux dans un immeuble, travaux payés « hors TVA », pour montrer à quel point cette masse financière au départ légale, ensuite occulte, représente un péril économique, social et fiscal. Sans parler d’organisation criminelle, de financement du terrorisme ou autres situations extrêmes, cette création d’une masse noire est un phénomène à considérer. D’aucuns hurlent à la Légitime Défense face à l’avidité gargantuesque et spoliative du fisc… peut-être. Mais l’incantation est politique… pas juridique. Donc je n’en dis rien.

La constitution d’une masse occulte entraine nécessairement le recours ultérieur à des techniques de blanchiment tôt ou tard. Sans cela, cette « masse » n’a évidemment aucun intérêt. Et c’est là qu’il convient d’appliquer toute notre obligation de conseil en attirant l’attention de la « Bonne Mère de Famille » sur la situation dans laquelle elle va nécessairement se trouver un jour… elle ou ses héritiers.

L’argent « gris » c’est autre chose. L’idée est que la masse est constituée légalement, son transfert beaucoup moins. Son investissement est parfaitement légal ainsi que ses « fruits »… mais « ailleurs » et seront ignorés de l’Etat du lieux d’imposition originel.

Si cette masse créée légalement est investie dans un pays qui accepte l’importation de fonds sans trop de contrôle et tolère, voire favorise, l’investissement sur son territoire, alors on peut parler d’argent « gris ». Ainsi en est-il de pays où le contrôle de l’origine des fonds va exister mais où la suite va complètement échapper au pays où les fonds ont été épargnés. La double nationalité permet et facilite ce genre de situation. « Où est l’argent ? Je l’ai dépensé en créatures lubriques inconnues ! »vi. Et donc si cet argent, pure hypothèse, a été investi dans un domaine viticole en Roumanie, un restaurant à Gdansk ou un hôtel au-delà de la Méditerranée, il est certain que le fisc belge, et UBO n’y changera rien, risque fort de ne pas être averti car les mécanismes existent qui rendent légaux les revenus dans le pays hôte tout en étant infractionnels au regard du pays compétent fiscalement. Cette dichotomie constitue l’argent « gris » car sa couleur va varier selon les points de vue. 

Autre différence avec la première hypothèse : ici il n’est pas besoin de recourir à des méthodes de blanchiment ; il suffit de rester et de prospérer dans le pays hôte. Il n’est pas non plus nécessaire de parler de Dubaï ou d’avoir un « oncle »vii à Taiwan… il suffit de respecter la loi du pays accueillant et de postuler que l’absence de coopération fiscale, la barrière de la langue et l’exotisme de certains droits seront des remparts suffisants. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de quitter l’Europe… la Grèce ne connait pas de cadastre, l’Espagne dispose d’informations qui sont en retard de plusieurs années et comprendre la législation bulgare n’est pas à la portée de tous. 

Le seul vrai risque, car nous ne sommes pas dans des organisations criminelles garantissant l’Omerta, c’est la crise de conscience d’un fils ingrat, d’une future ex, d’un ami jaloux qui va « libérer » sa conscience et se faire un devoir d’informer le fisc. Or il est bien connu qu’un secret ne résiste pas au temps et, dès lors, ici aussi notre obligation de conseil est peut-être d’éviter des nuits blanches et des suites désagréables.

Si l’argent noir a pour vocation d’être réinjecté sous une forme ou une autre en monnaie de référence d’origine, l’argent gris c’est la « double vie » sans nécessité de retour.

Qu’il soit noir ou gris, l’argent sombre peut faire très mal…


Yves DEMANET
Membre de la Commission anti-blanchiment d’AVOCATS.BE

i Money Laundering Reporting Office - Switzerland

ii Arrêt n°760 du 16 juin 2021 (21-80.614) - Cour de cassation - Chambre criminelle - ECLI:FR:CCAS:2021:CR00760

iii Arrêt n°1345 du 9 septembre 2020 (19-82.263) - Cour de cassation - Chambre criminelle - ECLI:FR:CCAS:2020:CR01345

iv Arrêt n°1018 du 13 juin 2019 (18-83.297) - Cour de cassation - Chambre criminelle - ECLI:FR:CCASS:2019:CR01018

v N° 39/2021, numéro de rôle 7396

vi J’exagère à peine le trait ; la réponse vraie faite par un client a été : « A mon âge, mes conquêtes doivent être motivées et je n’ai plus le physique Monsieur le Juge » (authentique !)

vii Expression des Triades qui se traduit en français par « Parain » et en Italien… je ne sais plus mais c’est pas sympa !  

***

Pour rappel, la rubrique « Le fil blanc » est consacrée à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Chaque édition aborde un autre thème pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent.

Appliquer la loi anti-blanchiment relève parfois de l’exercice du funambule. D’où le titre de notre rubrique…

Celle-ci se veut courte est lisible. Elle se veut également interactive, donc n’hésitez pas à nous soumettre vos questions à l’adresse blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire.

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