Pirate n°7, par Élise Arfi, Editions Anne Carrière, 2018, 184 p., 15 €.
« Étais-je suffisamment à bout ? Il faut tout donner, puiser au fond de soi pour accéder à sa liberté de ton, se dégager enfin du regard des autres. Mais l’avocat n’est pas toujours prêt à sortir ses tripes sur la table, sur leur table, à leur audience. Face à un réquisitoire injuste, à des débats à charge, la colère peut monter et permettre le dépassement de soi…
L’avocat laisse un peu de lui-même dans chaque salle où il a déposé sa simple parole. Il est parfois taxé d’outrance, s’il lui arrive de commettre des maladresses, de sonner faux, alors qu’au même instant il voudrait tout donner pour convaincre. Cette mise à nu est difficilement supportable… ».
20 septembre 2011. Élise Arfi est secrétaire de la Conférence du stage du barreau de Paris. Débarquent de nulle part, ou plutôt du fin fond du Golfe d’Aden, sept Somaliens. Ils ont attaqué un catamaran qui croisait au large de leurs côtes, avec à son bord un couple de français. Lui n’a pas survécu à l’attaque. Elle a été prise en otage. Mais un vaisseau espagnol les a mis en déroute. L’otage a été délivrée. Les pirates ont été décimés. Il en reste sept. À la grâce d’une loi de compétence universelle (lorsque les victimes sont françaises), la France a réussi à en obtenir l’extradition.
Élise hérite du plus jeune. Il a 16 ans mais le Parquet, avec l’aide d’experts stipendiés, va réussir à faire admettre qu’il en a dix-huit et qu’il échappe donc à la juridiction des mineurs.
Fahran est encore un enfant. Il ne connait que sa mère. Il ne parle que Somali, une langue que peu d’interprètes maîtrisent. Il va apprendre la justice des grands. Et la prison des grands …
Pour Élise Arfi, le cycle des défaites ordinaires s’enclenche. Fahran, qui est identifié par les lettres x sd, pour x « se disant » Fahroun …, qui ne comprend même pas qu’il doit se lever pour aller chercher sa gamelle lorsqu’on lui apporte sa pitance, se fait brutaliser, violer, condamner au mitard, sans jamais comprendre ce qui lui arrive (ni qu’il a droit de faire appel à son avocat quand il doit passer devant la commission disciplinaire). Tous les recours échouent. Impossible de faire reconnaître sa minorité. Combien de démarches pour obtenir le droit de donner enfin un coup de fil à sa maman (qui n’a pas de portable, bien sûr. En Somalie, il y a un téléphone par village et sa mère n’est pas toujours devant …). Comment aider ce gamin déboussolé, déraciné, qui sombre vite dans la schizophrénie, qui tente à plusieurs reprises de se suicider ?
Quelle compréhension la justice française pourrait-elle accorder à un pirate africain qui a participé au meurtre d’un français ? Il ne comprend rien, il se fait violenter, il se révolte, il est malade, il devient fou, on lui enlève un poumon sans lui expliquer pourquoi (bon, il y avait de bonnes raisons, semble-t-il mais elles ne lui ont pas été exposées et il s’est réveillé un jour à l’hôpital avec une immense cicatrice et a cru avoir été victime d’un gang de voleurs d’organes), … Ben quoi, qu’espère-t-il ? C’est un pirate quand même …
« On ne peut pas venir chercher la justice, demander le respect des parties civiles, si on ne respecte pas la personne que l’on s’apprête à juger. Je n’ai jamais eu le sentiment de mener un combat, mais j’ai la certitude que la dignité rachetée à l’un l’est à l’humanité tout entière, à commencer par moi-même ».
Alors l’avocate devient un peu assistante sociale, voire mère de substitution.
D’abord le soutenir, l’aider à survivre, avant de pouvoir le défendre. Arriver jusqu’au jury, à travers le monde des juges professionnels (rappelons une nouvelle fois qu’en France, la plupart des juges n’ont pas été avocats mais, en revanche, très souvent membres du ministère public : ce n’est pas le même apprentissage de la vie réelle) et celui des gardiens de prison : c’est le seul objectif réaliste. Et il faudra du temps. Quatre ans, c’est le quart de la vie de Fahran.
Vous l’avez deviné, ce récit, écrit avec une grande sincérité (et une superbe fluidité) se lit avec la passion de la révolte. C’est qu’Élise Arfi sait communiquer ses convictions. Mais c’est d’abord un témoignage d’humanité. L’avocat est là, présent, pour aider un homme à se tenir debout. Si jamais un jour il ne devait plus y avoir d’avocat, y aurait-il encore ce que nous appelons des hommes ?
Il se termine par une sorte de happy end. Fahran sera condamné à une peine modérée. Il est aujourd’hui libre (on ne dira pas qu’il a été libéré : il a plutôt été jeté hors de la prison …). Alive and well, and living in Paris …
« La liberté de Fahran pourra-t-elle être autre chose que de la « contre-prison » ? J’ai compris qu’il fallait que son histoire soit écrite, pour qu’elle se transforme en objet-livre, qui la contienne, la cantonne, la limite, avec un début, un milieu et une fin, un objet qui puisse se transporter, se transmettre, sa ranger aussi. J’ai dépossédé Fahran de la prison pour pouvoir la lui rendre, différemment, autrement que dans son propre vécu de prisonnier ».
Ce livre c’est encore un acte d’avocat.