Le petit plaideur européen

I. Prolégomènes

1.- L’avocat est, par nature, attaché au territoire sur lequel il exerce. D’une part parce qu’en principe, c’est naturellement là qu’il trouve ses clients, mais d’autre part aussi parce que le corpus de règles qu’il pratique habituellement continue, en grande partie, à trouver son origine dans les législations nationales (et sub-nationales chez nous !).

Si ces réalités de base restent bien sûr au cœur de notre métier, il n’en reste pas moins que nous exerçons aujourd’hui dans un monde globalisé qui, s’il n’est pas totalement libre au niveau mondial, l’est en tout cas au niveau de l’Union européenne. L’Europe est donc une source – difficile parfois – de textes légaux, mais aussi d’opportunités.

2.- Ces constatations nous ont amenés à nous interroger sur ce que l’Europe a concrètement apporté à nos pratiques.

La première réflexion que nous vous soumettons aujourd’hui a pour objectif de poser le cadre de droit européen qui s’applique à notre profession.

Une fois précisées quelles opportunités générales découlent pour nous des textes européens, nous décrirons – dans des fiches pratiques qui seront publiées au fur et à mesure au cours des prochains mois – les possibilités, mais aussi les limites, des interventions que nous pouvons faire en tant qu’avocats belges devant les juridictions des pays limitrophes.

Nous vous invitons donc, si l’on veut, au tourisme juridique !

II. Mais qu’est-ce que l’Europe peut changer dans notre pratique d’avocat ?

3.- Depuis 1957, le droit matériel de l’Union européenne s’est appliqué à faire en sorte que naisse, entre ses membres, un marché intérieur se définissant comme : « un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions du traités » (aujourd’hui article 26 du TFUE).

Pour assurer cet espace « sans frontières », le traité consacre quatre grandes libertés[1], dont la liberté d’établissement et la libre prestation de services, qui nous intéressent ici tout particulièrement.

Ces deux libertés font écho à la possibilité, pour les indépendants et les entreprises européennes, de s’établir et/ou d’exercer dans des Etats membres autres que ceux dans lesquels ils sont principalement établis.

4.- Pour les avocats, ces questions se déclineront bien sûr de manière plus spécifique. Elles concerneront en pratique :

  • Le droit d’exercer, de plaider dans un autre Etat (avec inscription ou non au barreau de l’Etat en question) ;
  • Les règles à respecter en tant qu’avocat pour conseiller des clients d’un autre Etat, ou conseiller des clients nationaux à propos du droit d’un autre Etat membre de l’Union.

Les réponses à ces interrogations impliquent une bonne connaissance préalable des règles qui entourent la libre prestation de services et la liberté d’établissement dans le Traité.  

III. Les libertés d’établissement et de prestation de service telles qu’elles sont consacrées par le Traité et interprétées par la CJUE

5.- En guise de préalable, il faut rappeler que ces deux libertés n’ont pas les mêmes objectifs :

  • La liberté d’établissement a pour objectif principal de favoriser l’imbrication économique et sociale à l’intérieur de l’Union européenne dans le domaine des activités non salariées ;
  • Et la libre prestation de services permet à un opérateur économique d’offrir ses services de manière temporaire dans une autre Etat membre que celui où il est principalement établi.

6.- Selon l’article 49 du TFUE, la liberté d’établissement désigne le droit pour les personnes physiques qui exercent une activité indépendante et pour les personnes morales, de s’installer de manière permanente dans un autre Etat que le leur, en vue d’y exercer leur activité dans les mêmes conditions que les nationaux.

La libre prestation de services est quant à elle définie par l’article 56 du TFUE comme le droit de fournir, contre rémunération, des prestations à des destinataires résidant dans un autre Etat que celui ou est établi l’auteur de la prestation, dans les mêmes conditions que celles que l’Etat d’accueil applique à ses propres ressortissants.

Les bénéficiaires de ces deux libertés sont les ressortissants des Etats membres de l’Union et leurs familles[2], mais également les sociétés visées à l’article 54 du TFUE[3].

7.- Les deux libertés énoncées ci-dessus s’appliquent aux seules activités économiques. La Cour de justice a rappelé, à plusieurs reprises, que les activités visées doivent, d’une part, impliquer une rémunération économique[4] et, d’autre part, être accomplies à titre indépendant.

Précisons encore que la liberté d’établissement suppose, selon la Cour, une activité entièrement ou principalement exercée dans l’Etat d’accueil, de manière stable et continue. A contrario, la libre prestation des services revêt un caractère temporaire[5].

Dans le cadre de ce débat, en ce qui concerne spécifiquement notre profession, la Cour a précisé que la libre prestation de services n’exclut pas la possibilité pour le prestataire de services de se doter d’une certaine infrastructure, notamment un cabinet, dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de la prestation (CJCE, 30 nov. 1995, aff C.55/94, Gebhard), la difficulté étant bien sûr de savoir à quel moment on passe de la prestation occasionnelle à l’établissement stable….

8.- Pour trouver à s’appliquer, ces deux libertés requièrent un élément d’extranéité.  Cet élément n’est pas le même selon la liberté visée.

La liberté d’établissement vise le cas d’un ressortissant qui accède à une activité permanente dans un autre Etat membre.

La libre prestation de services vise les ressortissants des Etats membres établis dans un pays de l’Union autre que celui du destinataire de la prestation. Ce franchissement de frontière peut être le fait du prestataire de service mais également celui du destinataire de la prestation[6]. Les offres transfrontalières participent également de la libre prestation de services[7].

9.- La liberté d’établissement inclut deux libertés plus spécifiques :

  • La liberté d’établissement principal, qui comporte essentiellement l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises. Elle implique le droit de créer une société, ou de transférer son établissement à une autre entreprise.

En 2001, le Conseil a adopté un règlement relatif au statut de la Société européenne[8]. Le but de ce règlement est de faciliter la constitution et l’établissement de sociétés au niveau européen. Il n’est pas sûr que le système proposé soit un grand succès.

  • La liberté d’établissement secondaire s’étend à la création d’agences, de succursales ou de filiales.

Celle-ci comporte, d’après la Cour de Justice, le droit pour les avocats de créer un cabinet secondaire. Elle a eu l’occasion de le dire dans un arrêt (CJCE, 12 juillet 1984, aff. 107/83, Klopp) concernant une réglementation spécifique qui restreignait la création d’un cabinet secondaire pour certaines professions libérales et notamment pour les avocats.

La Cour a estimé à l’époque que :

 « même en l’absence de directive relative à la coordination des dispositions nationales concernant l’accès à la profession d’avocat et l’exercice de celle-ci, (les dispositions du traité instituant la Communauté européenne relatives à la liberté d’établissement) s’opposent à ce que les autorités compétentes d’un Etat membre refusent, conformément à leur législation nationale et aux règles de déontologie qui y sont en vigueur, à un ressortissant d’un autre Etat membre le droit d’accéder à la profession d’avocat et d’exercer celle-ci du seul fait qu’il maintient en même temps un domicile professionnel d’avocats dans un autre Etat membre »

10.- Concernant la libre prestation de services, la Cour a reconnu que celle-ci impliquait le droit de faire travailler ses employés dans l’Etat où s’accomplit la prestation, même s’il s’agit de ressortissants d’Etats tiers[9]. Une directive relative au détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services a d’ailleurs été adoptée[10].

11.- Les libertés d’établissement et de prestation de services connaissent bien évidemment certaines limites, prévues par le Traité.

L’article 51 du TFUE prévoit que :

« Sont exceptées de l’application des dispositions du présent chapitre, en ce qui concerne l’Etat membre intéressé, les activités participant dans cet Etat, même à titre occasionnel, à l’exercice de l’autorité publique ».

L’article 62 du TFUE renvoie quant à lui à l’article 51 du TFUE de sorte que les mêmes restrictions s’appliquent en matière de libre prestation de services.

12.- En ce qui concerne la profession d’avocat, la Cour de justice interpréte strictement l’article repris ci-dessus. Dans l’arrêt Reyners[11], la Cour de Justice a en effet précisé que l’interdiction de pratiquer ne saurait porter sur l’accès à la profession d’avocat elle-même, mais seulement sur les activités de la profession qui impliquent par elles-mêmes une participation directe et spécifique à l’exercice de l’autorité publique.

IV. Principes applicables à la libre-circulation des avocats en Europe : apports du droit dérivé

13.- Pour faciliter la libre circulation de certaines professions, des directives sectorielles ont été adoptées.

Ainsi, la directive 77/249 du 22 mars 1977[12] a pour objectif de faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services pour les avocats.

Cette directive porte sur la reconnaissance mutuelle des autorisations nationales d’exercer. Elle s’applique s’il y a une prestation de service transfrontalier au sens du Traité (impliquant que l’objet de la prestation soit transfrontalier ; soit par le déplacement de l’une ou l’autre ou des deux parties, soit par le déplacement du seul service).

14.- Les principales règles contenues dans la directive sont les suivantes :

a.- L’article 1-2 limite le bénéfice de ses dispositions aux seuls avocats reconnus comme tels dans leur Etat membre d’établissement.

b.- L’article 2 indique que les diplômes de l’Etat membre d’établissement principal sont acceptés de facto puisque l’avocat est reconnu comme tel dans son Etat d’origine.

c.- L’article 3 précise que l’avocat reconnu dans un Etat membre peut faire usage de son titre sur le territoire d’un autre Etat membre que celui dans lequel il est installé, à condition que soient indiquées l’organisation professionnelle et la juridiction dont l’intéressé relève.

d.- L’article 4-1 autorise le prestataire à ignorer l’obligation de résidence et d’inscription à une organisation professionnelle de l’Etat membre d’accueil pour pouvoir exercer son activité en libre prestation.

e.- Les articles 4-2 et 4-4 prévoient que l’avocat qui agit en libre prestation est soumis aux règles professionnelles de l’Etat d’accueil sans pour autant être dispensé du respect des règles nationales auxquelles il est normalement subordonné :

« L’avocat qui comparait devant les cours et tribunaux ou participe à une procédure doit observer les règles déontologiques applicables devant cette juridiction ».

Cette obligation entraine, de facto, l’obligation au respect d’une double déontologie. Dans un arrêt du 19 janvier 1988, la Cour a précisé que la violation de règles déontologiques dans l’Etat de destination fait obstacle à l’exercice dans ledit Etat de la profession sous forme de prestation de service, même si l’intéressé satisfaisait en pratique à de telles conditions dans son Etat de provenance[13].

Le Code de déontologie établi par le CCBE[14] confirme cette règle à l’article 2.4., qui précise que :

« Lorsqu’il accomplit une activité transfrontalière, l’avocat peut être tenu de respecter les règles déontologiques de l’Etat membre d’accueil. Il a le devoir de s’informer des règles déontologiques auxquelles il est soumis dans l’exercice de cette activité spécifique ».

f.- Enfin, il convient de souligner qu’en ce qui concerne les activités contentieuses, l’article 5 al1 de la Directive impose que :

L’avocat « soit introduit auprès du président de la juridiction, et le cas échéant, auprès du bâtonnier compétent dans l’Etat membre d’accueil selon les règles ou usages locaux » 

L’avocat devra donc agir de concert avec un professionnel de l’Etat exerçant auprès de la juridiction saisie[15].

Ceci étant, il est important de noter, comme le confirme la Cour de Justice, que cette règle ne vaut que pour les procédures dans lesquelles l’assistance d’un avocat est obligatoire[16].

V. Principes applicables au libre établissement des avocats en Europe : apports du droit dérivé

15.- Les conditions de l’exercice de la liberté d’établissement des avocats en Europe ont été précisées dans la directive 98/5/CE du 16 février 1998[17] visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise.

16.- Les principales règles contenues dans cette directive sont les suivantes :

a.- L’article 2 alinéa1 indique que l’avocat peut être autorisé à exercer son activité d’une manière permanente dans un Etat membre d’accueil sous son titre professionnel d’origine s’il s’inscrit auprès de l’autorité professionnelle compétente de cet Etat.

b.- L’article 10 précise que, pour être assimilé à l’avocat de l’Etat membre d’accueil, l’avocat, exerçant sous son titre d’origine, devra avoir exercé son activité de manière effective et régulière pendant au moins trois ans dans l’Etat d’accueil en pratiquant le droit de cet Etat, y compris le droit communautaire.

Il incombera à l’avocat intéressé d’apporter à l’autorité compétente de l’Etat membre d’accueil la preuve de cette activité effective et régulière (par exemple : il peut fournir tout document prouvant le nombre et la nature des dossiers traités)[18].

c.- L’article 4 précise, en ce qui concerne l’avocat souhaitant poursuivre son activité sous son titre d’origine, que :

« L’avocat exerçant dans l’Etat membre d’accueil sous son titre professionnel d’origine est tenu de le faire sous ce titre, qui doit être indiqué dans la ou l’une des langues officielles de l’Etat membre d’origine, mais de manière intelligible et susceptible d’éviter toute confusion avec le titre professionnel de l’Etat membre d’accueil »

d.- La règle incontestablement la plus importante concerne les domaines d’activité dans lesquels l’avocat exerçant sous son titre d’origine peut travailler.

L’article 5 de la directive précise à cet égard que, sauf exceptions :

« L’avocat exerçant sous son titre professionnel d’origine pratique les mêmes activités professionnelles que l’avocat exerçant sous le titre professionnel approprié de l’Etat membre d’accueil et peut notamment donner des consultations juridiques dans le droit de l’Etat membre d’origine, en droit communautaire, en droit international et dans le droit de l’Etat membre d’accueil. Il respecte les règles de procédure applicables devant les juridictions nationales ».

VI. Alors en conclusion, qu’est-ce que l’Europe apporte à notre pratique

17.- Un petit dessin valant mieux qu’un long discours…Voici réunis en un court schéma, les apports du droit européen à notre pratique d’avocat.

Dominique Grisay

Anne Ansay

 

[1] Libre circulation des personnes (Art 45 du TFUE), Libre circulation des marchandises (Art 28 du TFUE), Libre circulation des prestations de service (Art 56 du TFUE), Libre circulation des capitaux (Art 63 du TFUE)

[2] Directive 2004/38 du 29 avril 2004

[3] « Les sociétés constituées en conformité de la législation d’un Etat membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur établissement à l’intérieur de l’Union ». L’article 54 du TFUE y inclut « les sociétés de droit civil ou de droit commercial, y compris les sociétés coopératives, et les autres personnes morales relevant du droit public ou privé, à l’exception des sociétés qui ne poursuivent pas de but lucratif »

[4] CJCE, 24 mars 1994, Aff ; C-275/92, Schindler

[5] CJCE, 30 nov 1995, aff. C-55/94

[6] CJCE, 19 avril 2007, aff.C-444/05, Stamatelaki

[7] CJCE, 10 mai 1994, Alpine Investment

[8] Règlement (CE) n°2157/2001 du Conseil du 8 octobre 2001 relatif au statut de la société européenne (SE)

[9] CJCE, 9 août 1994, aff. C-43/93

[10] La directive 96/71/CE

[11] CJCE, 21 juin 1974, aff 2-74

[12] Directive CE du Conseil n°77/249 du 11 mars 1977, JOCE 26 mars 1977, n°L78

[13] CJCE, 19 janvier 1988, aff. C-292/86

[14] Conseil des barreaux européens

[15] Article 5 alinéa 2 de la Directive n°77/249/CEE

[16] CJCE, 25 février 1988, aff. C-427/85, Commission c/ Allemagne

[17] Directive CE du Conseil n°98/5/CE du 16 février 1998, JOCE 14 mars 1998, n°L77

[18] Article 10 de la Directive n°98/5/CE

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