"C’est récemment que sont apparus, comme des clignotants inquiétants mais délicats à interpréter, l’accusation courroucée de « gouvernement des juges » et le soupçon qu’ils agiraient en « ennemis du peuple », ceci alors que d’une part l’opinion publique, « désolée » chaque année davantage, nourrit le sentiment que le respect des libertés et des droits fondamentaux empêcherait le maintien de l’ordre et représenterait même un risque pour la sécurité intérieure des nations ; d’autre part que, faisant écho à cet a priori, ou l’alimentant par démagogie, le monde politique aborde chaque nouvelle crise en privilégiant toujours plus avant la déjudiciarisation des solutions à lui apporter."
Droits humains, état de droit, séparation des pouvoirs : chefs d’œuvre en péril ?
Qui ne voit, en effet, que nous vivons un dangereux processus de retournement de nos valeurs fondamentales ? Et pas seulement en Chine, en Iran ou au Qatar. La remise en question des libertés et la contestation de l’état de droit sont en progression partout. En ce compris chez nous.
Quatre ans après son premier essai, Radicaliser la Justice, Projet pour la démocratie, Manuela Cadelli approfondit ses réflexions. Remontant à la Révolution française, où elle situe le point d’origine de nos démocraties occidentales, puis à la libération de 1945, moment essentiel de leur refondation, elle analyse les raisons d’une lente dégradation.
L’entre-deux guerres voit donc la montée en puissance d’une forme de darwinisme social qui, conjugué à un antisémitisme bestial, culmine avec l’avènement d’Hitler, le nazisme et la Shoah. En 1945, le monde se réveille avec une devise forte : « Plus jamais cela ». L’équilibre des pouvoirs est redessiné. Les élus, qui ont fait ou laissé faire, sont partiellement discrédités. Les conventions internationales signées à l’époque renforcent donc le rôle des juges (qui n’ont pourtant pas non plus été tout blancs dans cette triste aventure), investis d’un rôle de gardiens des libertés publiques et de l’état de droit.
« En sorte qu’Auschwitz ne se répète pas et que rien de semblable n’arrive ». Ce nouvel impératif catégorique, cette actualisation de l’exigence kantienne, c’est la promesse et l’exigence du Plus jamais ça assigné au monde après la faillite morale et institutionnelle de l’Holocauste.
Les juges, nationaux et internationaux sont érigés en sentinelles de l’état de droit. Il y a désormais plus dans la loi que la loi.
"Je prétends … qu’un véritable testament a été transmis aux institutions et singulièrement à la justice et à ses acteurs, par l’ensemble des décideurs politiques qui ont été les témoins et les survivants de cette période de l’histoire et qui ont voulu, comme le rappelle Alain Supiot, refonder dans la modernité les principes et les valeurs à la fois du christianisme et des Lumières et qui tiennent dans deux points essentiels : d’une part, les droits et les libertés ; d’autre part, sur la base de la démocratie sociale, les valeurs d’égalité et de solidarité."
Gardien des promesses, protecteur des minorités, légataire de l’exigence civilisationnelle, le juge doit protéger cet héritage.
Et l’autrice de convoquer les migrants, les travailleurs et les pauvres, tous les exclus du néolibéralisme, pour inciter ses collègues à résister à la dystopie en marche, à s’engager pour faire survivre notre civilisation humaniste qui se meurt. Un véritable appel à la militance pour le droit, contre l’omnipuissance des multinationales et la désertion de nos gouvernants.
"La démocratie, les Lumières, la raison, les libertés et l’humanisme n’ont pas été balayés en une seule séquence et par quelques hommes politiques charismatiques, sans qu’un terreau moral, politique et culturel l’ait permis, voire encouragé…. Ces critères sont parfaitement rencontrés dans l’époque que nous affrontons. Conjugués à la comparaison que j’ai tentée entre les symptômes qu’elle révèle et les éléments saillants du totalitarisme déduit de l’analyse d’Hannah Arendt, outre ceux de l’essai de Michaël Foessel, ils démontrent que nous en sommes – exactement et à nouveau – revenus à un point identique de basculement majeur et civilisationnel."
Comme dans l’époustouflant Caterina ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues, l’histoire n’est cependant pas écrite. L’effroyable machine à broyer les libertés peut encore être arrêtée. Mais si, pour Tiago Rodrigues (ou en tout cas pour certains de ses personnages), la démocratie et les mots sont impuissants à empêcher la montée du populisme et du fascisme, Manuela Cadelli croit, au contraire, que les juges peuvent faire barrage à l’horreur.
Prenons en conscience et résistons. C’est l’appel de Manuela.
Patrick Henry,
Ancien Président