- Tu crois que je n’ai ni morale, ni sentiments. J’ai ma morale. Chacun a la sienne. C’est pour ça qu’il y a la guerre. L’Itoi l’avait compris.
Qu’est-ce qu’un pervers narcissique si ce n’est celui qui n’a de morale que la sienne ? Qui ne pense que lui et pour lui. À n’importe quel prix.
L’Itoi est un des principaux personnages de la cosmogonie Tohono O’odham, une tribu indienne du nord du Mexique. Lorsque Dieu créa la terre à partir de sa sueur et de sa saleté et qu’elle se collisionna avec le ciel, l’Itoi naquit. Avec Dieu, il peupla le désert, puis s’empara du titre de « Grand Frère ». Il éleva les humains et leur apprit les arts. Et puis la guerre. Puis il se retira sous terre au centre d’un grand labyrinthe. Seuls les plus forts le trouvent.
C’est, en quelque sorte, le but du personnage principal de ce nouveau roman de Jean-Marc Rigaux1. Un psychiatre, psychanalyste renommé, voire un gourou. Il a eu trois femmes et trois enfants, dont nous découvrirons les destins.
Mais aussi un grand frère, mort-né, trois ans avant sa naissance. Et le narrateur de cette histoire, c’est lui, le grand-frère mort-né, celui qui aurait dû être avant lui, celui qui, sans doute, l’aurait empêché de devenir le monstre qu’il est devenu. Celui qui se reproche de ne pas avoir pu l’empêcher de devenir le monstre qu’il est devenu.
C’est donc ce grand frère mort-né qui nous raconte les destins de ces personnages, en Inde (la nièce), dans le nord du Mexique (le frère et l’une de ses femmes), en Ouganda (le neveu) et au Rwanda (« l’autre » neveu).
Les mots « pervers narcissique » ne sont pas écrits par Jean-Marc Rigaux. Mais comment qualifier autrement ce personnage abject, élevé comme un dieu par sa mère, dont il était le trésor après trois grossesses malheureuses ? Ce n’est pas un hasard. Les pervers narcissiques sont souvent le produit de leur éducation.
Face à un pervers narcissique, il y aurait trois réactions possibles : combattre, faire un ulcère ou fuir. Chacun des neveux et nièce du narrateur en aura choisi une.
Nommer le bien ou le mal n’est qu’une question de lieu ou d’époque. Un jour on s’agenouillera devant l’Holocauste. Un jour on le blâmera. Ceux qui savent résister à la variation de jugement sont indestructibles, immortels. Ils tiennent le monde au creux de leur paume.
Qu’est le bien ? Qu’est le mal ? C’est aussi la question que nous renvoie, brutalement, ce livre. Le neveu du narrateur ne cesse d’y être confronté. Lorsqu’il soigne des petites filles excisées sur les pentes du Mont Elgon. Lorsqu’il croise à Kigali son frère, engagé aux côtés des génocidaires. Lorsqu’il discute avec les gardiens du parc national affrontés aux indigènes Ndorobos, qui refusent de le quitter pour les terres qu’on leur a réallouées au motif qu’ils nuisent à la conservation de la nature.
Et cette question, Jean-Marc Rigaux nous la renvoie avec élégance, de sa plume ciselée. Car il faut souligner la qualité de ses descriptions. Ses mots dessinent des images précises, parfois envoutantes. Qu’il s’agisse de la ville sacrée d’Amritsar, du désert de Sonora, des forêts de la Virunga ou de la descente vers le tunnel de Cointe un soir où les sables du Sahara rendent la cité plus ardente que jamais.
Mais revenons au bien et, surtout, au mal. Est-il l’apanage de quelques-uns ? Ou le mal est-il un bien qui nous est commun ?
Je suis né et mort en 1933. Qui a-t-on élu librement cette année-là en Allemagne ? Qui dominait la Russie ? Qui ose s’opposer à un maire à la majorité écrasante ? Qui compose les foules qui acclament ? Qui se met à genoux ? Vous, mes amis. « Je suis libre » répondrez-vous. Libre de quoi ? De vos espoirs ? De vos émotions ? De vos dépendances affectives qui remontent à votre préhistoire ? Croyez-moi ! Chacun à son histoire. Les manipulateurs ont la leur. Leur succès dépend autant de leur charisme que des plaies de leurs adorateurs. Ceux-ci ne sont pas réduits à leur statut de victime. Ils peuvent tuer avec une froideur égale à l’enthousiasme pour leur cause ou leur guide. Sans atteindre le palmarès de mon frère, n’êtes-vous pas aussi, un peu victime, un peu menteur, quand vous faites la carpette pour obtenir quelque chose ou pour culpabiliser vos proches ? Ne s’agit-il pas d’une question de degré et non de nature ?
1933, donc. Qu’y a-t-il à changer dans ce texte si on remplace 1933 par 2024 ?
Patrick HENRY,
Ancien Président
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1 Voyez L’armistice se lève à l’Est et Kipjiru, 42… 195.