L’exception sportive européenne est-elle morte ? Vive le sport !

A propos de trois arrêts de grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne 

L’année prochaine, seront célébrés les 30 ans du fameux arrêt « Bosman »1 de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, devenue Cour de justice de l’Union européenne – CJUE) qui a fait en quelque sorte ‘rentrer’ le sport dans le champ d’application du droit communautaire (aujourd'hui droit de l’UE)2. Plus précisément, par cet arrêt, la CJCE a estimé que l’article 48 du traité CEE (devenu article 45 TFUE) sur la libre circulation des travailleurs s’opposait à l’application de règles édictées par des associations sportives, selon lesquelles, d’une part, un joueur professionnel de football ressortissant d’un État membre, à l'expiration du contrat qui le lie à un club, ne peut être employé par un club d'un autre État membre que si ce dernier a versé au club d'origine une indemnité de transfert, de formation ou de promotion ; et, d’autre part, lors des matches des compétitions qu’elles organisent, les clubs de football ne pouvaient aligner qu'un nombre limité de joueurs professionnels ressortissants d'autres États membres. Ce faisant, le sport pouvait être traité comme une activité économique au sens des traités3.

Que devait-il se passer après, comme se le demandaient les avocats de M. Bosman ?4 Le sport allait-il totalement se plier aux règles du droit de l’UE ou revendiquer une spécificité compte tenu de « l’importance sociale considérable » qu’il revêt aux dires mêmes de la Cour5 ? Les révisions successives des traités vont d’abord donner lieu à un exercice d’équilibriste (I.) avant que le juge de l’Union ne prenne le relais (II.).

I. La dimension hybride du sport : activité économique et vecteur de promotion sociale

Une première déclaration annexée à l’acte final du traité d’Amsterdam (1997) va confirmer « l'importance sociale du sport et en particulier son rôle de ferment de l'identité et de trait d'union entre les hommes »6. À la suite à quoi, le Conseil européen de Nice de 2000 adoptera une déclaration relative « aux caractéristiques spécifiques du sport et à ses fonctions sociales en Europe devant être prises en compte dans la mise en œuvre des politiques communes »7. Il y est alors indiqué que la Communauté européenne devait pouvoir tenir compte « même si elle ne dispose pas de compétences directes dans ce domaine, dans son action au titre des différentes dispositions du Traité, des fonctions sociales, éducatives et culturelles du sport, qui fondent sa spécificité, afin de respecter et de promouvoir l’éthique et les solidarités nécessaires à la préservation de son rôle social ». Etaient notamment abordées les problématiques suivantes : les pratiques amatrices, le rôle des fédérations sportives, la préservation des politiques de formation des sportifs et la protection des jeunes sportifs.

Inspiré de ces orientations politiques, le traité établissant une Constitution pour l’Europe (TECE, 2004) propose une nouvelle base juridique pour l’action de l’Union dans le domaine du sport8. Après l’échec de la ratification de ce texte, la Commission européenne va de nouveau alimenter la réflexion avec un Livre blanc sur le sport en 20079 dont la philosophie d’ensemble sera approuvée par le Conseil de l’Union10 et le Conseil européen11 en 2008, alors qu’entre-temps l’acquis du TECE sera finalement repris en tant que tel par le traité de Lisbonne de 2007 avec les nouveaux articles 6, sous e) du TFUE (compétence d’appui) et 165 du TFUE, au titre des politiques de l’éducation, de la formation professionnelle, de la jeunesse et du… sport12.

De fait, l’UE est devenue un acteur financier des politiques sportives, en les ayant notamment intégrées au programme Erasmus+13, avec à la clé une enveloppe budgétaire d’environ 470 millions d’euros sur la période 2021-202714.

L’ensemble de ces évolutions a conduit à faire émerger le concept de « modèle sportif européen »15, à savoir un modèle fondé sur des valeurs, telles que « la liberté d’association (…), la bonne gouvernance, la sécurité, l’intégrité, la solidarité, y compris la solidarité financière, la santé et la sécurité des athlètes, le respect des droits fondamentaux et des droits de l’homme, l’égalité de genre ainsi que le volontariat »16. L’avocat général Rantos ira jusqu’à affirmer que l’article 165 TFUE manifestait « la reconnaissance ‘constitutionnelle’ » de ce modèle sportif européen17.

Pour autant, peut-on en déduite la reconnaissance d’une exception sportive européenne ? La question peut se poser à l’aune de la jurisprudence de la CJUE qui est appelée à tenir compte de ces dernières évolutions institutionnelles18.

II. L’exception sportive européenne dans la jurisprudence : quand le juge de l’Union joue l’arbitre. 

Trois arrêts rendus le 21 décembre 2023 par la grande chambre de la Cour19 laissent penser que l’exercice d’équilibrisme que les institutions de l’UE pratique est aussi le sport favori du juge de l’Union, entre volonté de banalisation et reconnaissance d’une certaine spécificité. Ces trois arrêts, dont deux rendus sur renvoi préjudiciel et le troisième sur pourvoi, permettent de faire le point sur l’application, à titre principal, des règles de libre circulation (articles 45 et 56 du TFUE) et de libre concurrence (articles 101 et 102 TFUE) au sport en tant qu’activité économique20.

1. L’affaire « International Skating Union/Commission » : quand la Cour ‘glisse’ sur l’exception sportive.

L’affaire traitée sur pourvoi concerne l’Union internationale de patinage (UIP), seule organisation reconnue par le Comité international olympique (CIO) pour administrer le patinage artistique et le patinage de vitesse. Ses membres sont les fédérations nationales de patinage sur glace. L'UIP et ses membres tirent des revenus des épreuves de patinage de vitesse qu'ils organisent, y compris des grandes compétitions internationales comme les Jeux olympiques d'hiver ou les championnats du monde et d'Europe.

À la suite d’une plainte déposée par deux patineurs de vitesse néerlandais, la Commission a diligenté une enquête qui a abouti à l’adoption d’une décision le 8 décembre 201721. Il en ressortait :

  • qu'en vertu des règles d'éligibilité de l'UIP, en vigueur depuis 1998, les patineurs de vitesse qui participent à des compétitions non reconnues par l'UIP s'exposent à des sanctions sévères, pouvant aller à jusqu'à l'exclusion à vie de toutes les grandes épreuves internationales de patinage de vitesse. L'UIP peut infliger ces sanctions comme bon lui semble, même si les compétitions indépendantes ne menacent en rien les objectifs légitimes du sport, tels que la protection de l'intégrité et la pratique correcte du sport, ou la santé et la sécurité des athlètes ;
  • qu'en prévoyant de telles restrictions, les règles d'éligibilité de l'UIP restreignent la concurrence et permettent à l'UIP de défendre ses propres intérêts commerciaux, au détriment des athlètes et des organisateurs de compétitions concurrentes. En particulier, les règles d'éligibilité de l'UIP restreignent la liberté commerciale des athlètes, qui se voient empêchés de participer à des épreuves de patinages indépendantes. À cause de ces règles, les athlètes ne sont pas autorisés à proposer leurs services à d'autres organisateurs d'épreuves de patinage et peuvent ainsi se trouver privés de sources de revenus supplémentaires pendant leur carrière de patineur de vitesse, qui est relativement courte ;
  • et qu’enfin les règles d'éligibilité de l'UIP empêchent les organisateurs indépendants de monter leurs propres épreuves de patinage de vitesse, car ils ne peuvent attirer les meilleurs athlètes. Cela limite le développement d'épreuves de patinage de vitesse concurrentes et innovantes et prive les amateurs de patinage sur glace de la possibilité de suivre d'autres compétitions.

Ajoutons que l'UIP avait introduit certains changements dans ses règles d'éligibilité en juin 2016 mais que malgré cela, la Commission a constaté que le système de sanctions mis en place par les règles d'éligibilité était toujours trop répressif et empêchait l'émergence de compétitions internationales indépendantes de patinage de vitesse. Dès lors, la Commission a conclu que les règles d'éligibilité de l'UIP sont anticoncurrentielles et contraires à l'article 101 TFUE qui interdit les ententes anticoncurrentielles découlant notamment de décisions d’associations d’entreprises, comme l’est une fédération sportive internationale22.

Saisi d’un recours en annulation contre cette décision, le Tribunal23 va confirmer l’infraction à l’article 101 TFUE du fait de l’application des règles d’autorisation préalable et d’éligibilité au patinage de vitesse ; tout en annulant les articles 2 et 4 de la décision de la Commission car « c’est à tort que la Commission a conclu que le règlement d’arbitrage renforçait les restrictions de la concurrence engendrées par les règles d’éligibilité et qu’elle a exigé la modification substantielle dudit règlement, alors que celui-ci n’était pas une partie intégrante de l’infraction constatée à l’article 1er de la décision attaquée » (point 180 de l’arrêt). Dès lors, par voie de conséquence, est annulé partiellement l’article 4 de la décision attaquée, qui prévoyait des astreintes en cas de non-respect de l’article 2, dans la mesure où celui-ci se rattache à l’exigence de modification du règlement d’arbitrage (point 181 de l’arrêt).

Le pourvoi de l’UPI contre cet arrêt reposait sur deux moyens qui seront tous deux rejetés. En particulier, le premier de ces moyens soulevait, en substance, la violation de la notion de restriction de la concurrence « par objet » au sens de l’article 101§1 TFUE (qui vise par ailleurs la notion de restriction de la concurrence par ses « effets »). La Cour valide le raisonnement du juge de première instance en confirmant au passage l’applicabilité de l’article 101 TFUE au sport en tant qu'activité économique tout en reconnaissant qu’une telle activité présente aussi « d’indéniables spécificités », lesquelles peuvent être prises en compte lors de l’application de l’article 101 TFUE24.

Mais c’est en revanche le pourvoi incident formé par les deux plaignants à l’origine de l’affaire (soutenus par la Commission) qui va trouver grâce aux yeux de la Cour. C’est l’un des deux moyens soulevés qui va prospérer, à savoir l’erreur de droit commise par le Tribunal en estimant que les règles d’arbitrage instituées par l’UPI (qui, pour rappel, confient le contrôle des différends sur les règles d’autorisation et d’éligibilité à une juridiction spécialisée) ne pouvaient pas être considérées comme renforçant l’infraction à l’article 101§1 du TFUE, du fait notamment qu’elles pouvaient être justifiées par un intérêt légitime lié à la spécificité du sport. La Cour reproche alors au Tribunal d’avoir postulé cela « de façon indifférenciée et abstraite », sans chercher à s’assurer que les règles en question étaient conformes à certaines exigences, dont celle notamment d’un contrôle juridictionnel effectif25.

L’arrêt du Tribunal est en conséquence annulé en ce qu’il avait partiellement annulé l’article 2 de la décision attaquée de la Commission, mais la Cour statuant elle-même définitivement sur le litige, rejette le recours de l’UIP pour le reste.

2. Les affaires « Royal Antwerp Football Club” et “European Superleague Company » : quand la Cour fait du ‘Bosman ++’.

Les deux affaires préjudicielles concernent toutes deux le milieu du football. Dans l’affaire belge, le litige au principal oppose un joueur de football professionnel possédant a la fois la nationalité belge et la nationalité d’un pays tiers, UL, et le club de football d’Anvers à l’Union royale belge des sociétés de football association ASBL (URBSFA) au sujet d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale rejetant comme partiellement irrecevable et partiellement non fondée une action en nullité et en indemnisation intentée par les premiers contre la seconde pour violation des articles 45 et 101 du TFUE. Le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, saisi de ce recours, a sursis à statuer pour poser deux questions préjudicielles à la CJUE visant, de manière croisée, les articles 45 et 101 du TFUE.

Sous l’angle de l’article 45 TFUE, la Cour s’inscrit dans la ligne de sa jurisprudence ‘Bosman’ et ‘OL/Bernard’26 : cette disposition « s’oppose à des règles qui ont été adoptées par une association responsable de l’organisation de compétitions de football au niveau national [l’URBSFA en l’espèce] et qui imposent à chaque club participant à ces compétitions d’inscrire dans la liste de ses joueurs ainsi que de faire figurer sur la feuille de match un nombre minimum de joueurs formés dans le ressort territorial de cette association, à moins qu’il ne soit établi que ces règles sont aptes à garantir, de façon cohérente et systématique, la réalisation de l’objectif consistant à encourager, au niveau local, le recrutement et la formation des jeunes joueurs de football professionnel, et qu’elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. »

Sous l’angle de l’article 101 TFUE, le juge belge souhaitait savoir s’il s’opposait aux règles adoptées par l’URBSFA en tant qu’association responsable de l’organisation de compétitions de football au niveau européen et mises en œuvre tant par cette association que par les associations nationales de football membres de celle-ci, et qui imposent à chaque club participant à ces compétitions d’inscrire dans la liste de ses joueurs ainsi que de faire figurer sur la feuille de match un nombre minimum de joueurs formés soit par ce club lui-même soit dans le ressort territorial de l’association nationale à laquelle ledit club est affilié. La Cour va répondre par l’affirmative en précisant toutefois qu’il doit être « établi, d’une part, que ces décisions d’associations d’entreprises sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et, d’autre part, qu’elles ont soit pour objet soit pour effet de restreindre la concurrence entre les clubs de football professionnel, à moins, dans la seconde de ces hypothèses, qu’il ne soit démontré, au moyen d’arguments et d’éléments de preuve convaincants, qu’elles sont à la fois justifiées par la poursuite d’un ou de plusieurs objectifs légitimes et strictement nécessaires à cette fin »27.

Mais l’application de l’article 101 du TFUE doit être complète, en ce sens que la possibilité d’exemption que contient son 3ème paragraphe doit aussi être prise en compte, sous réserve de démontrer, « au moyen d’arguments et d’éléments de preuve convaincants », que toutes les quatre conditions requises par ce paragraphe sont remplies cumulativement28, à savoir, en résumé, que des gains d’efficacité soient réalisés (en contribuant soit à améliorer la production ou la distribution des produits ou des services concernés, soit à promouvoir le progrès technique ou économique), qu’une partie équitable du profit qui résulte de ces gains d’efficacité soit réservée aux utilisateurs, qu’il ne soit pas imposé aux entreprises participantes des restrictions qui ne sont pas indispensables pour réaliser de tels gains d’efficacité et qu’il ne soit pas donner aux entreprises participantes la possibilité d’éliminer toute concurrence effective pour une partie substantielle des produits ou des services concernés29.

C’est aussi l’applicabilité de l’article 101 du TFUE qui était principalement discutée dans l’affaire espagnole, mais parallèlement à celle de l’article 102 du TFUE qui interdit les abus de position dominante. Le juge du commerce de Madrid interrogeait la Cour pour savoir si ces deux dispositions s’opposaient aux règles édictées par l’Union des Associations Européennes de Football (UEFA) et la Fédération internationale de football association (FIFA) en vertu desquelles la création par une entité tierce d’une nouvelle compétition paneuropéenne de clubs, telle que la European Super League (ESL), est subordonnée à l’autorisation préalable de ces organismes, qui se sont arrogé la compétence exclusive d’organiser ou d’autoriser les compétitions internationales de clubs en Europe, compte tenu, en particulier, de l’absence de procédure régie par des critères objectifs, transparents et non discriminatoires et du potentiel conflit d’intérêts dans le chef de la FIFA et de l’UEFA. Cette question était aussi posée à l’encontre des sanctions d’exclusion de compétitions ou d’interdiction de participer à des rencontres d’équipes représentatives qui seraient le cas échéant adoptées sans se baser sur des critères objectifs, transparents et non discriminatoires, ainsi que sous l’angle de la détention exclusive par l’UEFA et par les associations nationales membre de la FIFA, de tous les droits pouvant naître des compétitions relevant de leur juridiction, en privant les clubs participants à une compétition alternative, ainsi que tout organisateur d’une telle compétition, de la propriété originelle de ces droits et en s’arrogeant la compétence exclusive de les commercialiser.

La réponse de la grande chambre de la Cour est positive à la quasi-totalité de ces questions : on est bien en présence d’une décision d’association d’entreprise ayant pour objet d’empêcher la concurrence en violation de l’article 101 du TFUE tout autant que d’un abus de position dominante, au sens de l’article 102 du TFUE dans la mesure où les pouvoirs reconnus à la FIFA et à l’UEFA ne sont pas encadrés « par des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné »30.

Pour autant, faisant écho à l’arrêt précité dans l’affaire belge, la Cour admet la possibilité de faire jouer l’exemption de l’article 101§3 du TFUE ou les justifications objectives au regard de l’article 102 du TFUE, mais à condition, là encore, d’en satisfaire toutes les conditions, « au moyen d’arguments et d’éléments de preuve convaincants »31. À cela s’ajoute la possibilité pour la FIFA de désigner ses associations-membres comme étant les détentrices originelles de tous les droits pouvant naître des compétitions relevant de leur « juridiction », à condition que cela ne s’applique qu’aux compétitions organisées par ces associations, « à l’exclusion de celles qui pourraient être organisées par des entités ou entreprises tierces »32.

Ces arrêts pourraient ne pas surprendre outre-mesure par leur facture classique, celle de l’ère Bosman, antérieure à l’article 165 du TFUE, version traité de Lisbonne. Ils étaient pourtant attendus au regard précisément de la portée qui serait donnée à cette nouvelle disposition33 ; et ce d’autant plus que l’avocat général RANTOS, dans ses conclusions sous l’affaire belge, suggérait de valider pour l’essentiel les règles FIFA/UEFA en formulant le postulat suivant : « si les caractéristiques particulières du sport ne sauraient être invoquées pour exclure du champ d’application des traités UE et FUE les activités sportives, les références à ces spécificités et à la fonction sociale et éducative du sport, qui figurent à l’article 165 TFUE, peuvent être pertinentes aux fins, notamment, de l’analyse, dans le domaine sportif, de l’éventuelle justification objective des restrictions à la concurrence ou aux libertés fondamentales »34.

On notera que son collègue, l’avocat général SZPUNAR, n’était pas si éloigné de cette approche, dans l’affaire belge, en considérant que même si l’article 165 TFUE n’est pas une disposition d’application générale au sens du titre II de la première partie du TFUE, il « est utile à deux égards: premièrement, pour identifier un motif justifiant une restriction à l’article 45 TFUE, appelé raison impérieuse d’intérêt général, et, deuxièmement, pour indiquer ce qui est acceptable dans l’ensemble de l’Union lorsqu’il s’agit d’examiner le critère de proportionnalité »35. Toutefois, il n’en concluait par pour autant en faveur de l’URBSFA.

En tout état de cause, la grande chambre n’aura pas été convaincue par la thèse de l’exception sportive. Avec la même formulation dans les deux arrêts préjudiciels, elle assoit sa vision des choses : « l’article 165 TFUE ne saurait (…) être regardé comme étant une règle spéciale qui soustrairait le sport à tout ou partie des autres dispositions du droit primaire de l’Union susceptibles d’être appliquées à celui-ci ou qui imposerait de lui réserver un traitement particulier dans le cadre de cette application »36. Et d’ajouter, comme elle l’a fait dans l’affaire UIP sur pourvoi, que, tout au plus, les « indéniables spécificités » de l’activité sportive peuvent éventuellement être prises en compte lors de l’application des règles de libre circulation et de libre concurrence du TFUE37.

Une telle interprétation nuit-elle alors au modèle sportif européen « constitutionnalisé » par l’article 165 TFUE ? Nous ne le pensons pas. Tout comme les ministres des sports de 26 États membres de l’UE38 qui ont signé le 8 février 2024 une déclaration « pour un modèle sportif européen basé sur la solidarité, le mérite sportif et l’impact sociétal du sport »39. Mais quoiqu’il en soit, Jean-Marc Bosman et ses avocats pourront souffler les 30 ans de ‘leur’ arrêt avec satisfaction : le sport reste soumis en principe au droit de l’Union et la Cour n’est pas prête à autoriser, sans conditions, à pratiquer le ‘hors jeu’.

Bruxelles, le 24 mars 2024.

Stéphane Rodrigues,
Avocat au barreau de Bruxelles, associé du cabinet Lallemand, Legros et Joyn, maître de conférences (HDR) en droit de l’Union européenne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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1 CJCE, 15 décembre 1995, Union royale belge des sociétés de football association ASB et autres c. Jean-Marc Bosman, C-415/93, EU:C:1995:463..

2 Il convient toutefois de se référer à un arrêt antérieur, montrant déjà cette voie et dont on fêtera cette année les 50 ans : arrêt de la Cour du 12 décembre 1974, Walrave et Koch c/ Association Union cycliste internationale e.a., 36-74, EU:C:1974:140.

Point 4 de l’arrêt 36/74, précité.

4 Luc MISSON et Géraldine DUJARDIN, « Le droit de l’Union européenne et le sport : l’arrêt Bosman… et après ? », in Journal de droit européen, 2016, pp. 99-102

5 V. point 106 de l’arrêt Bosman, précité.

6 V. déclaration n°29 à l’acte final du traité d’Amsterdam.

7 V. annexe IV aux conclusions de la présidence du Conseil européen du 9.12.2000.

8 Article III-282 du TECE.

9 Document COM (2007) 391.

10 Déclaration de Biarritz des Ministres des sports de l’UE des 27 et 28.11.2008.

11 Annexe 5 des conclusions de la présidence du Conseil européen de Bruxelles des 11 et 12.12.2008.

12 Sur l’apport du traité de Lisbonne au sport : Florence RANGEON, « Le traité de Lisbonne, acte de naissance d’une politique européenne du sport ? », in Revue du marché commun et de l’Union européenne, 2010, p. 302 et s. et Stéphane RODRIGUES, « L’article 165 du TFUE : ‘Va y avoir du sport !’», in La Constitution, l’Europe et le droit. Mélanges en l’honneur de Jean-Claude MASCLET, sous la direction de Chahira BOUTAYEB, Publications de la Sorbonne, 2015, pp. 907-925.

13 Règlement (UE) 2021/817 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2021 établissant Erasmus+, le programme de l’Union pour l’éducation et la formation, la jeunesse et le sport, et abrogeant le règlement (UE) no 1288/2013, JOUE L 189 du 28.5.2021, pp. 1–33.

14 Sur base d’un plan de travail, actuellement le 4ème adopté, pour 2021-2024 : v. conclusions du Conseil et des représentants des gouvernements des Etats membres, réunis au sein du Conseil, sur le plan de travail de l’UE en faveur du sport, JOUE C 419 du 4.12.2020, pp. 1-11. Sur le bilan de ce plan de travail et la préparation du 5ème plan de travail pour 2024-2027 : COM(2024) 73 final du 14 février 2024.

15 Florence RANGEON, L’émergence d’un modèle sportif européen. Contribution à l’étude juridique de la construction européenne, thèse de doctorat, Université de Limoges, 2014.

16 Résolution du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil, sur les principales caractéristiques d’un modèle européen du sport, JOUE C 501 du 13.12.2021, pp. 1–7.

17 Point 30 des conclusions RANTOS du 15 décembre 2022, dans l’affaire C-333/21, European Superleague Company, EU:C:2022:993. Pour M. Rantos, le modèle sportif européen « est fondé, premièrement, sur une structure pyramidale, avec, à sa base, le sport amateur et, à son sommet, le sport professionnel. Deuxièmement, parmi ses objectifs principaux figure celui de promouvoir des compétitions ouvertes, accessibles à tous grâce à un système transparent où la promotion et la relégation maintiennent un équilibre compétitif et privilégient le mérite sportif, qui constitue lui aussi un élément essentiel dudit modèle. Celui-ci repose, enfin, sur un régime de solidarité financière, qui permet de redistribuer et de réinvestir les revenus générés par les événements et les activités de l’élite aux niveaux inférieurs du sport ».

18 Lire : Laurence IDOT, « Remise en cause ou contribution à l’édification d’un nouveau « modèle sportif européen » ? - À propos des arrêts de la Cour du 21 décembre 2023 », in Europe n° 3, mars 2024, étude 2.

19 Arrêts du 21 décembre 2023 dans les affaires C-680/21, Royal Antwerp Football Club, EU:C:2023:1010, C-333/21, European Superleague Company, EU:C:2023:1011 et C-124/21 P, International Skating Union/Commission, EU:C:2023:1012.

20 D’autres règles de l’UE sont susceptibles de s’appliquer dans la sphère sportive. C’est ainsi, par exemple, que la Cour aura bientôt à trancher la question de l’applicabilité du RGPD (règlement général sur la protection des données personnelles - règlement (UE) 2016/679) à une agence nationale anti-dopage pour avoir publié sur son site Internet public les détails de la condamnation d’une sportive professionnelle autrichienne pour dopage illicite. Voir conclusions en ce sens de l’Avocate générale ĆAPETA du 14 septembre 2023 dans l’affaire C-115/22, NADA e.a., EU:C:2023:676.

21 Décision C(2017) 8230 final dans l’affaire AT. 40208 “International Skating Union’s Eligibility rules” (résumé publié au JOUE C 148 du 27.4.2018, p. 9).

22 Voir déjà en ce sens : arrêts du 26 janvier 2005, Piau / Commission, T-193/02, EU:T:2005:22, à propos de la FIFA et du 1er juillet 2008, MOTOE/Elliniko Dimosio, C-49/07, EU:C:2008:376, à propos de la Fédération internationale de motocyclisme.

23 Arrêt du 16 décembre 2020, International Skating Union/Commission, T-93/18, EU:T:2020:610.

24 Points 95-96 de l’arrêt C-124/21 P. La Cour fait notamment référence à la nature, de l’organisation ou encore au fonctionnement du sport concerné et, plus spécifiquement, à son degré de professionnalisation, à la manière dont il est exercé, à la façon dont interagissent les différents acteurs qui y participent ainsi qu’au « rôle joué par les structures ou les organismes qui en sont responsables à tous les niveaux, avec lesquels l’Union favorise la coopération, conformément à l’article 165, paragraphe 3, TFUE. »

25 Point 185 de l’arrêt C-124/21 P ; sans référence pour autant à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne…

26 Arrêt du 16 mars 2010, Société Olympique Lyonnais c/ Olivier Bernard, Société Newcastle UFC, C-325/08, EU:C:2010:143. Sur cette affaire : Michele COLUCCI, « Les indemnités de formation dans le sport  face au principe de libre circulation des travailleurs », in Revue du droit de l’Union européenne, 2010, p. 569 et Julien ZYLBERSTEIN, « L’arrêt Olivier Bernard : une avancée significative pour la formation des sportifs », in Revue de l’Union européenne, 2010, p. 653.

27 Point 135 de l’arrêt C-680/21.

28 Ibid.

29 Point 119 de l’arrêt C-680/21.

30 Points 152 et 179 de l’arrêt C-333/21. Le même raisonnement est appliqué à l’article 56 du TFUE relatif à la libre prestation des services : voir point 257 du même arrêt.

31 Point 209 de l’arrêt C-333/21.

32 Point 241 de l’arrêt C-333/21.

33 On signalera tout de même l’arrêt du 13 juin 2019, TopFit et Biffi, C‑22/18, EU:C:2019:497, par lequel la Cour a interprété l’article 165 TFUE conjointement avec les règles du traité relatives à la citoyenneté (articles 18 et 21 TFUE) pour condamner certaines règles de la fédération allemande d’athlétisme restreignant la libre circulation d’adeptes de la course à pied en mode amateur.

34 Point 42 des conclusions RANTOS, précitées, sous l’affaire C-333/21.

35 Points 54-55 des conclusions SZPUNAR du 9 mars 2023, sous l’affaire C-680/21, EU:C:2023:188.

36 Point 101 de l’arrêt C-333/21 et point 69 de l’arrêt C-680/21.

37 Points 103-104 de l’arrêt C-333/21 et points 71-72 de l’arrêt C-680/21.

38 L’Espagne ne s’est pas associée à cette initiative. Tout rapprochement avec l’affaire « European Superleague », impliquant les plus grands clubs de football espagnols (FC Barça, Real Madrid…) serait purement fortuite…

39 https://www.sports.gouv.fr/declaration-des-ministres-des-sports-europeens-pour-un-modele-sportif-base-sur-la-solidarite-le

A propos de l'auteur

Stéphane
Rodrigues
Avocat au barreau de Bruxelles, associé du cabinet LLJ (Lallemand Legros & Joyn), maître de conférences (HDR) à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne)

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