Plaidoyer pour plaidoiries

Il ne s’agit pas de faire la promotion des avocats, mais d’interpeller sur ce que « plaidoiries » implique, notamment : la justice, la loi, le pouvoir judiciaire, la liberté d’opinion et d’expression, bref : l’Etat de droit !

La liberté de mon propos me fait risquer d’être « mal vu », mais on ne l’est jamais que par des « mal-voyants », et les lanceurs d’alerte peuvent « faire avancer le Schmilblick ».

La justice doit-elle dégager des bénéfices ? Le (la) juge est-il (elle) technicien(ne) de surface judiciaire ? Je vais y venir.

Le moment est approprié : un nouveau gouvernement se met en place, qui annonce vouloir « rétablir la confiance en la justice » (dimanche 2 février 2025).

  1. La médiation est « à la mode »

Partout dans le Code judiciaire : pour les juges, avocats, huissiers de Justice, Chambres de Règlement Amiable. Mais aussi, l’Ordre des barreaux encourage les formations à la médiation, des avocats sont médiateurs…L’Europe s’en mêle !

La Constitution proclame la liberté individuelle, d’opinion et d’expression. Cela implique focément des désaccords, simple conséquence de la liberté de chacun(e). Ce n’est pas être coupable.

Selon la Constitution : « Les contestations sur des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux ». Il est admis que le rôle de la Justice est de restaurer la paix sociale.

Il y a une tentation d’occulter tout contentieux, et de favoriser absolument la médiation, voire de l’imposer. Ce n’est plus un « mode alternatif », c’est une religion d’Etat !

La Justice doit-elle être remplacée par des médiations ?

Deux citoyen(ne)s sont en désaccord sur des réalités : pension alimentaire, facture, accident. Il faut d’abord de la communication, c’est la base. Mais si aucun accord n’est possible, est-ce la loi du plus fort ? Ou le règne du fait accompli ? Et sinon, que dit la Loi ? Dans une société, pour la sécurité et la prévisibilité, il faut des règles : on roule à droite, on ne tue pas, on respecte ses engagements, etc. La règle claire (préalable !) permet à chacun(e) de savoir quel est le comportement admis. Mais la perception de chacun peut être personnelle : je ne dois pas la facture parce que...

Imaginerait-on un match de football sans arbitrage ? Un orchestre sans chef(fe) ?

Il faut donc un « arbitre » : un juge ! Pas un « jugeur » des réseaux sociaux, qui « invente ses lois » à sa guise, et livre des considérations impressionnistes sur la personne, sans faits. Un vrai juge, qui connaît la règle du législateur, et les critères d’interprétation, qu’il va appliquer objectivement.

Montesquieu (L’esprit des lois) a écrit : « Les juges de la Nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la Loi... », ce qui paraît excessif et dépassé, mais cela doit sonner comme un rappel : le reproche « La république des Juges » revient (trop) souvent. La règle et son interprétation doivent être prévisibles.

Il ne faut pas culpabiliser les justiciables parce qu’ils font confiance à… la Justice ! Ça ne fait pas d’eux des procéduriers fautifs. Ça vaut mieux que le fait accompli.

  1. Les règles

Nos politiciens adorent distribuer des droits, pour séduire des catégories d’électeurs : c’est l’inflation du législa-clientélisme électoral. Par narcissisme, chaque politicien veut laisser une trace : SA loi, SON changement.

Chaque citoyen(ne) se sent toujours « en droit de… » faire/exiger quelque chose.

Or il y a de multiples législateurs : Etat fédéral, Régions, Communautés, Provinces, Villes et Communes. Avec des majorités à plusieurs partis, qui veulent chacun se montrer à son électorat. Fût-ce par des lois « émotionnelles ».

Il n’est pas rare que des lois soient de qualité médiocre, ou rapidement suivies d’une loi de « réparation », certaines sont concoctées sans contact avec « le terrain », donc de façon très théorique. Du coup les citoyens ne savent plus où se trouve leur droit, les avocats doivent se documenter, analyser, proposer des interprétations aux Juges, qui font de même. Chacun(e), de bonne foi, cherche à comprendre et à expliquer ce que la loi a bien pu vouloir dire.

  1. « Ceci n’est pas... »... une team justice

Récemment, une femme politique évoquait des études selon lesquelles le budget belge de la justice représente 0,22% du PIB, alors que la moyenne européenne est de 0,43%. Mais le contentieux en Belgique serait de 6,1 par 100 habitants, contre 2,2 pour la moyenne. Ce budget est d’environ 900 millions €. Pour comparaison, en 2023 le poste « Subventions facultatives » de la seule Région wallonne, c’était 670 millions.

Le politique a supprimé les tribunaux à trois juges, il parle de « la team justice », comme de la « team jardiniers », il augmente les frais de justice, soumet les avocats à la TVA, supprime des recours, systématise l’exécution provisoire pour décourager l’appel, spécule sur les amendes routières à tout va. Les cadres des magistrats ne sont pas remplis. En décembre 2024, on apprend que la « Supernote » du formateur prévoit des modifications importantes dans le régime de retraite des magistrats. Les juges sont sous pression stakhanoviste : ils doivent produire ; une étude récente constatait qu’un(e) juge travaille en moyenne près de 55 heures par semaine.

  1. De la responsabilité des avocats, au juge cassé/réformé.

L’avocat est très important, notamment parce qu’il intervient souvent en premier, et pour que le juge puisse respecter le droit et la vérité... il faut que l’avocat procède de même. Qu’en est-il, en réalité ?

Les avocats prêtent serment de ne défendre que des causes qu’ils croient « justes en leur âme et conscience ». Un colloque fut organisé à Liège en novembre 1989 : « L’avocat à la recherche de son âme » : tout un programme.

L’avocat (ou son client) bénéficie du secret professionnel, de l’immunité de plaidoirie, et...du « pro deo ». L’avocat exerce une profession, qui doit être rentable. Il lui faut une clientèle, il lui faut des affaires, il lui faut...des sous. Alors, va-t-il...vendre son âme au diable ?

La Cour de Cassation, par arrêt du 9.9.2022 ( C.21.0346 N ; La Tribune n° 231), martèle :

« ... la confiance des justiciables dans l’action des avocats, et par extension dans la justice en général...touche aux fondements juridiques de la société. .. ».

Cela implique un devoir d’exemplarité.

L’avocat doit se rebeller, préconisait Antoine Leroy dans le JT 2012, p. 251 :

«La Justice ne se rend pas n’importe comment. Il est incohérent de reprocher...en s’abstenant soi-même d’appliquer les principes...».

La Cour d’appel de Bruxelles, par arrêt du 23 avril 2024 ( JT 2024 p. 329), dans une affaire de récusation, énonce les motifs suivants :

«Le juge écrit « « à l’instar de son dossier de pièces, les conclusions sont confuses, et son conseil a été inapte à... ; les conclusions sont floues... ; Maître X a cru pouvoir imposer au tribunal la lecture de... ; le conseil ignore ou feint d’ignorer l’office moderne du juge...» »,

Puis la Cour pose :

«Les propos...sont incompatibles avec les exigences...d’impartialité...Justice must not only be done...».

En France, l’avocat ne peut commettre pour son client une « escroquerie au jugement » (= article 313-1 du Code Pénal français).

J’ai entendu un tribunal débordé dire :

« Maître, je ne vous autoriserai pas à plaider que... ».

Ce qui n’est pas légal. L’avocat, quand il a la parole, est seul maître du contenu, éventuellement il devra l’assumer.

Le Professeur Kuty rappelle que, selon la Cour de Cassation, l’immunité « de plaidoirie » de 452CP n’est pas illimitée :

« Elle a pour but unique d’éclairer le débat ». Pas de l’obscurcir...

Giraudoux, dans « La guerre de Troie n’aura pas lieu », fait dire à Hector « Le Droit est la plus puissante école de l’imagination ».

Les conclusions de l’avocat sont une proposition de jugement. En amont du juge, l’avocat devrait l’informer loyalement. En principe.

Mais il n’est pas rare que des avocats plaident des émotions et des qualificatifs, affirment catégoriquement sans preuves, comme pour déconnecter l’esprit critique du juge. La plaidoirie va peut-être disqualifier l’adversaire sans faits, ou présenter le/la client(e) comme sympathique, victime.

À ce train-là, pourquoi pas une rumeur ? « Untel est sympa/a bonne réputation...», « il paraît que l’avocate Unetelle est mal vue »....donc on donne tort ou raison aux clients ? Cela deviendrait « de l’impressionnisme », comme souvent des commentaires de jugeur sur les réseaux sociaux.

  1. Juge... ou technicien(ne) de surface judiciaire ?

Il y a 30 ans, Luc Misson intitulait un livre « Quelle Justice voulez-vous ? ».

La justice est-elle une zone de non-Droit ?

Dans une BD de ma jeunesse, Lucky Luke était confronté à un vieux chenapan tyrannique « le juge » autoproclamé, qui affichait « Justice de paix et bière glacée », il énonçait sa première impression, tenait son vieux code à l’envers, et prétendait y voir des formules latines, pour lancer des condamnations arbitraires.

Le 11 juillet 2017, Monsieur Jean-Michel Lambert se suicide : dramatique conséquence du Xième « réchauffage », à l’été 2017 par les médias, de ses erreurs : en 1984 «le petit juge Lambert » (affaire Grégory, en France), jeune juge d’instruction débutant, seul, livré à lui-même, avait commis des erreurs, régal des médias (mon article dans LLB 18 juin 2018 : Qui veut suicider la justice ?).

Si nos magistrats sont surchargés, seuls, et n’ont pas le temps d’approfondir (des affaires de famille délicates sont rationnées à 15 minutes...), de décanter, de relire les conclusions et pièces, alors leur processus décisionnel est fragilisé. C’est humain : la première impression risque d’être déterminante. Or, l’enfer se niche souvent dans les détails, selon l’adage.

Un souvenir : après un jugement correctionnel rendu par un magistrat très expérimenté, mon client me confia : « La justice, c’est n’importe quoi : j’ai été acquitté pour ce que j’ai fait, et condamné pour ce que je n’ai pas fait ! ». Or, deux déséquilibres ne font pas un équilibre.

Quand le tribunal comportait trois juges, dont au moins un(e) avait généralement fait 20 ans de barreau, la pression était gérable, l’expérience inspirait des solutions, la collégialité aussi.

Le Juge doit : « i ndiquer...les (faits/preuves) sérieux et concrets ; et en outre indiquer de quelle manière concrète sur base de quelles données du dossier (il va trancher) » (Cassation, 2012).

La Cour d’appel de Liège, le 21 octobre 1999 ( JT 2000, p. 291), réforme un jugement en rappelant : «le premier devoir du juge est de rechercher la vérité dans les faits...éviter l’arbitraire... simulacre de motivation...le tribunal s’est borné à contredire...permettant à la cour de mettre à néant... ».

Le juge sait que dans l’adage Res judicata pro veritate habetur, le mot habetur (est considérée) signifie bien qu’on est conscient que ce n’est pas est la vérité. Le juge devrait être le premier à se remettre en question. Est-ce vraiment toujours le cas... ?

  1. Autopsie impertinente

Le politique est principalement aux mains d’hommes. Les partis pilotent les exécutifs, et contrôlent le législatif : des trois pouvoirs classiques de l’Etat de droit, on passe à deux.

Le pouvoir judiciaire est maintenant majoritairement composé de femmes (Mme A. Cornet, in Femmes et Justice, ASM, Anthemis 2022). Or, le politique veut supprimer l’indépendance de la justice, qui rue dans les brancards (par exemple, en condamnant l’Etat pour la surpopulation carcérale). Il ne resterait que le pouvoir des partis...

Dans un Etat de Droit, la Justice indépendante est essentielle.

Elle-même se saborde, en appliquant des normes non légales qui remplacent son appréciation : tableau indicatif des indemnités, méthode de fixation uniforme de pensions alimentaires, théorie du parent d’attachement...pour écarter l’hébergement égalitaire. On risque d’être à la limite de l’article 6 de la CEDH, qui interdit de prononcer par voie de disposition générale.

  1. Pistes

Madame Manuella Cadelli, dans un opuscule remarquable, Nuremberg 1947 (le sous-titre sonne comme un clairon : Le glaive de l’assassin était sous la toge du Magistrat !), décrit le procès de juges allemands qui avaient appliqué les lois nazies. Ils devaient savoir que le respect de l’être humain interdisait de devenir complices en appliquant ces lois.

Mais l’équilibre est difficile : appliquer les lois, mais vérifier si elles sont conformes à des normes supérieures. Et qui contrôlera le juge ? Le juge doit « s’auto-contrôler ».

J’ai soutenu que, pour ne pas être « aux ordres » du politique, la justice devrait dresser elle-même son budget, (LLB, 18 juin 2018). Elle ne doit pas « être en bénéfice », rapporter de l’argent : la justice est un constituant de base de l’Etat. Demanderait-on au Parlement de dégager des bénéfices ? Ou à la Défense nationale ?

La boulimie législative doit cesser, les changements frénétiques aussi. Les juges uniques doivent redevenir l’exception, les frais de justice doivent redevenir raisonnables et les nouveaux juges doivent bénéficier d’un écolage sérieux : soit par une longue expérience du barreau, soit dans des chambres collégiales et mixtes. Le pouvoir judiciaire doit être respecté, et questionné sur les projets qui affectent son fonctionnement.

À défaut ? À défaut, le politique se débarrassera du pouvoir judiciaire, trop indépendant, et le remplacera... par l’intelligence artificielle, par des robots-juges. Brave new world ?

André Gide a écrit : « Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis... ».

Jean-Martin Rathmès,
Avocat à Liège,
Ancien juge suppléant


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