La réglementation professionnelle prendra-t-elle le chemin de la normalisation technique ?
Depuis plus de 20 ans, un mouvement de libéralisation vise la profession d’avocat et les autres professions juridiques à l’échelle globale. Ce mouvement a pour leitmotiv le renforcement de la concurrence et de l’innovation sur le marché des services juridiques, la protection du consommateur et l’impératif d’un meilleur accès à la justice[1]. Dans cette contribution, nous nous intéressons aux dernières évolutions de ce mouvement de réforme au sein de l’Union Européenne dans le contexte des débats relatifs à l’évaluation de la qualité des services juridiques et des prestations des avocats par rapport auxquels le CCBE vient de publier une recommandation le 26 juin dernier[2]. Nous montrons que ceux-ci doivent être compris à la lumière de la normalisation technique que la Commission n’exclut pas de promouvoir afin de réaliser ses objectifs en termes de libéralisation des services. La Commission entrouvre ainsi la porte à une transformation en profondeur de l’indépendance de la profession d’avocat et de son autorégulation qui pourrait laisser peu de place à la défense des droits fondamentaux et aux valeurs de l’état de droit.
1. La réforme des professions juridiques : de l’asymétrie d’information au contrôle de proportionnalité
Au niveau de la Commission européenne, le plaidoyer pour une réforme en profondeur des professions du droit – et plus généralement des professions réglementées – est d’une grande constance, en particulier, depuis la publication en 2004, dans le sillage de la stratégie de Lisbonne, du rapport Monti[3]. Ce plaidoyer, partagé également au niveau de l’OCDE[4], est bien connu dans ses attendus fondés sur le droit de la concurrence et une approche économique du marché du droit.
Selon cette approche, les réglementations propres aux professions juridiques constituent autant de limitations au principe de la libre concurrence. Elles ne se justifient que dans l’exacte mesure où elles pallient des défaillances de marché et non en ce qu’elles produisent des effets analogues à ceux d’une entente en garantissant une rente aux titulaires de ces professions. Les restrictions inutiles ou disproportionnées au principe de la libre concurrence doivent donc être démantelées par les autorités publiques en dépit de l’éventuel lobbying des associations qui représentent les professions du droit[5]. Pour les promoteurs de cette approche, la défaillance de marché qui permet de justifier la réglementation des professions du droit est l’asymétrie d’information entre le prestataire d’un service juridique et son client. Le client étant incapable d’estimer la qualité du service juridique avant et, souvent, même après sa fourniture[6], les règles professionnelles qui restreignent la libre concurrence dans la mesure nécessaire à garantir la qualité des services juridiques sont légitimes en ce qu’elles poursuivent un objectif d’intérêt général. On comprend ainsi le lien étroit et fondamental qui unit, dans cette analyse, l’évaluation de la qualité des services juridiques, la question de la proportionnalité des limitations à la libre concurrence et la réglementation des professions, notamment, de celle d’avocat.
Si cette perspective générale sur le cadre dans lequel il convient d’appréhender la réglementation professionnelle est présente de longue date, ce n’est toutefois qu’à partir de 2013 que la Commission a décidé de passer à la vitesse supérieure. En octobre 2013, la Commission fait de la réforme des professions règlementées une priorité[7]. En novembre 2013, la directive 2013/55/UE introduit un mécanisme d’échange d’informations et de reporting des Etats membres concernant la situation nationale et les progrès accomplis dans le cadre de leurs politiques relatives aux professions réglementées. Compte tenu de la relative inaction des Etats membres, la Commission introduit en 2017 un nouvel indicateur chiffré de restrictivité des services professionnels (visant notamment les avocats) qui affine l’indice PMR établi par l’OCDE[8] et lance le texte qui deviendra la directive (UE) 2018/958 du parlement européen et du conseil du 28 juin 2018 relative à un contrôle de proportionnalité avant l’adoption d’une nouvelle réglementation de professions.
Cette directive consolide la jurisprudence de la Cour de Justice sur les professions réglementées et établit un cadre contraignant visant à ramener les réglementations professionnelles à leur strict nécessaire, c’est-à-dire, aux règles visant à réduire les défaillances de marché et donc, pour ce qui concerne les avocats, l’asymétrie d’information entre consommateurs de droit et prestataires de services juridiques. Le parcours législatif de la directive montre que d’aucuns y ont vu l’opportunité de faire aboutir l’idée, promue tant par la Commission que par l’OCDE, selon laquelle la notation des professionnels – et des avocats en particulier – pourrait « réduire potentiellement la nécessité de certains éléments règlementaires, pour autant que l'on puisse faire suffisamment confiance à la qualité des évaluations et des classements »[9]. Cette idée est restée, à ce jour, lettre morte.
C’est toutefois dans le contexte de ces initiatives européennes que la question de l’évaluation de la « qualité » des services juridiques et des prestations des avocats a connu une véritable montée en puissance. Après avoir documenté l’impact potentiellement négatif de la réglementation professionnelle sur la concurrence, la Commission semble en effet déterminer à examiner plus précisément la manière dont la réglementation professionnelle contribue effectivement à améliorer la qualité des services.
2. De la qualité des services juridiques à la tentation de la normalisation technique
Compte tenu des objectifs de la Commission, on comprend sans difficulté en quoi un instrument de mesure ou d’évaluation de la qualité des services juridiques peut être séduisant. Celui-ci complèterait utilement l’indicateur chiffré de restrictivité des services professionnels sur le tableau de bord de libéralisation des services que construit progressivement la Commission. La politique de la qualité, au sens très particulier que peut avoir ce concept dans le langage de la gestion et des politiques publiques, constitue par ailleurs un puissant instrument de régulation qui a déjà fait ses preuves dans d’autres secteurs, en ce compris celui de la médecine et de l’éducation, et peut fournir les bases d’une possible normalisation technique[10].
Le terme « qualité » utilisé par la Commission peut en effet prêter à confusion tant il est éloigné du sens que nous prêtons à ce terme dans le langage courant. Il ne s’agit nullement d’un concept qui viserait des propriétés propres à un objet ou à un service. Certes, la « qualité » correspond très abstraitement aux attentes du client ; mais elle est surtout un concept procédural qui porte sur les processus à suivre dans la fourniture d’un service et sur l’ensemble de la chaîne de contrôle chargée de garantir et de certifier le respect de ces processus. Un produit de très mauvaise facture – ou de très mauvaise qualité au sens courant – peut être un produit de qualité – au sens technique – pour autant qu’il ait été réalisé en respectant le processus convenu. Cette approche processuelle de la qualité, qui a permis d’étendre le domaine de la normalisation technique bien au-delà du monde industriel[11], est celle visée par la Commission.
Il n’échappera, ni aux avocats, ni aux barreaux, que l’application de cette conception processuelle de la qualité aux services juridiques pourrait très sérieusement affecter leur indépendance ainsi que l’autorégulation de la profession, en particulier, dans l’hypothèse du développement d’une véritable norme technique qui finirait de transformer les avocats, en entreprises comme les autres, et les barreaux, en auditeurs et certificateurs du respect des processus « qualité ». Cette perspective n’est pas du domaine de la science-fiction. Elle ressort concrètement de l’intérêt soutenu de la Commission pour la mesure de la qualité des prestations et de ses dernières initiatives concernant les professions réglementées.
L’intérêt de la Commission pour la mesure de la qualité des services fournis par les professions réglementées ressort avec évidence des études sollicitées par la Commission depuis la fin du cycle ayant donné lieu à la directive 2018/958/UE. Elle publie ainsi un rapport « Effects of Regulation on Service Quality : Evidence from Six European Cases » dès 2018[12]. La Commission a par ailleurs lancé plusieurs appels d’offres visant à financer des études sur ce thème[13]. Ces études laissaient présager de nouvelles initiatives européennes. Elles se sont réellement concrétisées en 2021.
La Commission a ainsi publié le 9 juillet 2021 sa nouvelle communication sur la réglementation des services professionnels[14]. Celle-ci met à jour la politique de libéralisation des services poursuivie par la Commission. La profession d’avocat fait partie des sept professions visées par la Commission en raison de « leur importance économique, de leur rôle dans l’innovation et de leur contribution à des écosystèmes économiques vitaux »[15]. Constatant que « les États membres n’ont pas beaucoup progressé en ce qui concerne la réévaluation et la suppression des réglementations professionnelles injustifiées ou disproportionnées », la Commission regrette le peu de réformes entreprises concernant le marché des avocats. Soulignant que la réglementation de la profession d’avocat nuit à l’innovation[16], elle regrette également qu’« aucune réforme n’a été adoptée à ce jour en ce qui concerne le champ d’application des activités réservées aux avocats en lien avec l’évolution de l’économie numérique et l’émergence de nouveaux prestataires du fait de l’essor des technologies au service du droit »[17]. Elle prévoit aussi de renforcer encore son action et, notamment, d’« évaluer les avantages que représentent les normes harmonisées pour des services auxquels elles pourraient apporter une valeur ajoutée »[18]. La perspective de normes techniques harmonisées pour les professions réglementées, selon la logique de la fameuse « nouvelle approche » européenne, est bien annoncé par la Commission.
Cette idée de recourir à des normes harmonisées était du reste déjà annoncée quelques mois plus tôt dans la mise à jour de la nouvelle stratégie industrielle de l’Union européenne du 5 mai 2021[19]. Dans cette mise à jour, la Commission déplore l’existence de règles nationales restrictives, telles que des exigences strictes en matière d’admission et d’exercice touchant, notamment, les services juridiques. Ceux-ci sont particulièrement visés en ce qu’ils constituent des services essentiels aux entreprises et à leur compétitivité. La Commission poursuit
« Alors que les normes européennes relatives aux marchandises ont apporté des avantages considérables aux entreprises et aux consommateurs, en accroissant la qualité et la sécurité, en améliorant la transparence, en réduisant les coûts et en ouvrant les marchés aux entreprises, les normes européennes relatives aux services ne représentent qu’environ 2% de l’ensemble des normes. Les normes en matière de services fixent des exigences techniques, par exemple des niveaux de qualité, de performance, d’interopérabilité, de protection de l’environnement, de protection de la santé ou de sécurité. Elles peuvent accroître la confiance des consommateurs et permettre une plus grande intégration des marchés des services européens. Elles peuvent contribuer à surmonter les obstacles liés à la multiplicité des exigences nationales en matière de certification. La Commission examinera les avantages d’une proposition législative visant à réglementer les principaux services aux entreprises reposant sur des normes harmonisées (…) »[20]
L’hypothèse de normes harmonisées européennes relative à la qualité des services juridiques n’est plus une simple hypothèse théorique. Elle est désormais manifestement à l’agenda de la Commission afin de poursuivre son agenda de libéralisation des professions du droit[21]. Dans ce contexte, la question de la qualité, de son évaluation et de sa certification n’est plus une question annexe pour la profession d’avocat. Elle doit être appréhendée dans une perspective stratégique à la lumière de la justice que nous voulons pour le futur. La Commission entrouvre en effet la porte à une transformation en profondeur de l’indépendance de la profession d’avocat et de son autorégulation. Celle-ci pourrait laisser bien peu de place à la déontologie et aux valeurs, chères à la profession, de défense des droits fondamentaux et de l’état de droit.
Vinciane Gillet,
Expert « Quality » pour AVOCATS.BE auprès du CCBE
Gregory Lewkowicz,
Professeur à l’Université libre de Bruxelles, directeur du programme droit global du Centre Perelman
[1] Voy. inter alia L.S. Terry, « Putting the Legal Profession’s Monopoly on the Practice of Law in A Global Context », Fordham Law Review, vol. 82, 2014, pp. 2903 et ss. ; F. Marty, « Le prix des services juridiques entre défaillance de la réglementation et défaillance de marché », Revue internationale de droit économique, XXXI, n°4, 2017, pp. 61-82 ; N. Garoupa, « Globalization and deregulation of legal services », International Review of Law & Economics, 38, 2014, pp. 77-86. Voy. également les analyses et réflexions de Th. Wickers, La grande transformation des avocats, Paris, Dalloz, 2014. Dans le débat d’intérêt général, la position favorable à ce mouvement a été en particulier défendue par R. Susskind, Tomorrow’s Lawyers. An introduction to Your Future, Oxford, OUP, 2013.
[3] Commission of the European Communities, Report on Competition in Professional services, COM (2004) 83 final (Feb. 2004). Pour une analyse récente de la situation au sein de l’Union Européenne : L. Bugatti, « Towards a New Era for the Legal Profession », European Review of Private Law, 27, 1, 2019, pp. 83-112 ainsi que, dans une perspective plus large, D.A. Collins, « The (Non)Liberalization of Trade in Legal Services in the EU under the WTO GATS and FTAs », International Trade Law and Regulation, 26,1, 2020, pp. 56-70.
[4] Voy. inter alia OCDE, Competitive Restrictions in Legal Professions, DAF/COMP(2007)39, 27 avril 2009.
[5] Pour une exposition complète de cet argument, voy. F.H. Stephen, Lawyers, Markets and Regulation, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar, 2013. F.H. Stephen présente de manière détaillée les critiques adressées par l’approche économique aux arguments avancés par les associations professionnelles pour défendre les exceptions aux principes de la libre concurrence ; en particulier ceux fondés sur les obligations particulières des avocats à l’égard de leurs clients et sur leur rôle dans la défense de l’état de droit (Voy. Ibid., pp. 7-20 et pp. 44-62).
[6] On parle alors des services juridiques comme de « biens de confiance ». Cette approche économique homogène des services juridiques a fait l’objet de nombreuses critiques, voy. not. C. Chaserant et S. Harnay, « Régulation de la qualité des services juridiques et gouvernance de la profession d’avocat », Revue internationale de droit économique, XXIX, 3, 2015, pp. 333 et ss.
[7] Voy. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen, « Evaluer les réglementations nationales en matière d’accès aux professions », COM(2013) 676 final, 2 octobre 2013.
[8] Voy. J. Pelkmans, The New Restrictiveness Indicator for Professional Services : An Assessment, IP/A/IMCO/2017-02, septembre 2017.
[9] Un agenda européen pour l’économie collaborative, COM(2016) 356 final, 2 juin 2016, p. 5. Sur la notation comme alternative à la réglementation des professions, voy. G. Lewkowicz, « La notation des avocats et sa portée dans le contexte des réformes de la profession », BeTech – Blog de l’Incubateur européen du barreau de Bruxelles, disponible en ligne à l’adresse : https://www.incubateurbxl.eu/fr/la-notation-des-avocats-et-sa-portee-dans-le-contexte-des-reformes-de-la-profession/ ; G. Lewkowicz, « La notation des avocats : instrument de marketing ou cheval de Troie de la dérégulation de la profession ? », Juriste International, n°1, 2019, pp.31-33.
[10] Voy. en général B. Frydman et A. Van Waeyenberge (dir.), Gouverner par les standards et les indicateurs : de Hume au Ranking, Bruxelles, Bruylant, 2014.
[11] Voy. J. Yates et C.N. Murphy, Engineering Rules : Global Standard Setting since 1880, Baltimore, John Hopkins Univeristy, 2019, spécialement pp. 293 et ss.
[12] Commission Européenne, Effects of Regulation on Service Quality, Bruxelles, Novembre 2018.
[13] Voy. not. Call for Tenders, 718/PP/GRO/IMA/18/1131/10440.
[14] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « sur le bilan et la mise à jour des recommandations de réformes de 2017 en matière de réglementation des services professionnels », COM(2021) 385 final, 9 juillet 2021.
[15] Ibid., p.3. Les autres professions concernées sont celles d’architectes, d’ingénieurs civils, de comptables, de conseils en propriété industrielle, d’agents immobiliers et de guides-conférenciers.
[16] La Commission publiait en mars 2021 un report – pas très concluant – sur le sujet : European Commission, Study on the impact of regulatory environment on digital automation in professional services, Bruxelles, March 2021.
[17] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « sur le bilan et la mise à jour des recommandations de réformes de 2017 en matière de réglementation des services professionnels », COM(2021) 385 final, 9 juillet 2021, p.20.
[18] Ibid., pp.32-33 (nous soulignons).
[19] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, «Mise à jour de la nouvelle stratégie industrielle de 2020: construire un marché unique plus solide pour soutenir la reprise en Europe», COM(2021) 350, 5 mai 2021.
[20] Ibid., p.9 (nous soulignons).
[21] Il convient de noter qu’un débat de ce type avait déjà été ouvert dans le cadre des négociations de l’OMC sur le commerce des services. L’International Bar Association était alors intervenue afin d’éviter qu’il soit fait application directement de la notion de « technical standards » aux avocats. Voy. G. Muller, Liberalization of Trade in Legal Services, Wolter Kluwer Law, 2013.