Istanbul, 4 janvier 2022

Place Taksim, 7h30. Un café à la main, on se réveille lentement. Il fait encore noir, mais relativement bon. 

On attend Dalma, notre consœur turque, avocate au barreau d’Istanbul. C’est elle qui nous accompagne rendre visite à nos confrères emprisonnés à Silivri, notamment Selçuk KOZAGACLI, Barkin TIMTIK  et Oya ASLAN. Demain, ces trois confrères se présenteront devant le juge, peut-être pour la dernière fois dans l’affaire qui les réunit.

Dalma arrive. On se salue. On monte ensemble dans le bus. Après quelques échanges, elle s’endort rapidement. Elle est épuisée : en plus d’organiser et de coordonner le soutien aux confrères emprisonnés, elle prépare son propre dossier, dont la première audience se déroule la semaine prochaine. 

« - Ton procès ? Quel procès ?
- Oh, rien de grave. Je suis accusée d’insulte au gouvernement. Au pire, c’est 1 an de prison. Mais mon casier judiciaire est vierge, donc je n’irai pas. Donc, vraiment, rien de grave ».

Le trajet est long, et on ne sait pas vraiment à quoi s’attendre. A quoi ressemble une prison turque de haute sécurité ? Dans quel état seront nos confrères ? Dans quel état est-ce qu’on serait, nous, à leur place ? Si on était en détention préventive depuis quatre ans pour avoir défendu les « mauvais » clients, pour avoir rejoint les « mauvaises » organisations ?

« - On va leur dire quoi ?
- Je ne sais pas.
- Qu’on les soutient, ici, à Bruxelles, partout, tout le temps.
- Mais à part ça…
- Je ne sais pas ». 

Après une heure et demie d’attente, de prises de photos, de présentations de passeport et de signatures, on prend place au parloir.

Selçuk arrive. Il sourit, nous salue, nous remercie d’être là, sourit et nous remercie encore. Il enchaîne : « Mon plan, demain, c’est de ne pas me défendre. C’est de leur expliquer que, vu le dossier, je suis incapable de me défendre. Je n’ai pas accès aux témoignages qui m’accusent, le ministère public ne communique que des copies trafiquées de preuves sans jamais donner l’accès aux originaux,… Je vais demander une remise. Et si ça ne marche pas, on demandera la récusation du juge ». Selçuk sourit encore, rigole aux dernières anecdotes racontées par Dalma sur leurs amis communs, et s’en va. 

« - A demain !
- A demain Selçuk, courage, bonne chance ! ».

Arrive ensuite Oya. Grande, élancée, et un sourire qui semble intarissable. Sans attendre, elle enchaine les questions : la matière du droit qu’on pratique, si l’on exerce seul ou en cabinet, si on a dû prendre congés pour venir… 

« - Et, en Belgique, vous êtes obligés d’être rémunérés quand vous défendez des clients ?
- Comment ça ?
- Si vous défendez quelqu’un, vous pouvez le faire gratuitement ou pas ?
- Et bien, personne ne vérifiera… 
- Parce qu’en fait, moi, c’est notamment ce qu’on me reproche. D’avoir défendu gratuitement les « mauvaises » personnes. Ils ont donc considéré que je n’étais pas leur avocate, mais plutôt leur complice… »
.

Elle clôture le rendez-vous avec le même sourire, et en insistant : « Donc, quand je sortirai, on se retrouve où ? Qu’on apprenne à se connaître…Plus qu’ici »

Cela fait désormais plus de deux heures que nous sommes dans ce parloir. Barkin entre. Elle s’excuse pour son retard : elle a dû aider une détenue à l’isolement, à qui on refusait l’accès à ses médicaments. 

Elle ne prépare pas l’audience de demain, elle dira ce qu’elle a envie de dire. Cela dépendra de la réaction du juge à la demande de Selçuk. Cela dépendra de ce que son cœur lui dictera sur le moment. Elle évoque à nouveau rapidement le procès, puis s’arrête, sourit, et propose de chanter. 

Ebru, sa sœur, consœur décédée l’année passée d’une grève de la faim, chantait aussi.

Alors, quand elle commence sa première chanson, Dalma commence à pleurer. Puis vient la seconde chanson. Dalma pleure toujours. A la fin, tout le monde applaudit, et sourit. 

« - A demain, Barkin ! Courage !
- A demain ».

Le 5 janvier 2022, commencent, peut-être, les dernières audiences de cette affaire qui réunit Selçuk, Barkin et Oya. Et d’autres confrères. Et puis, il y aura les autres affaires. 

Depuis la tentative de coup d’État en Turquie en 2016, près de 4.000 magistrats ont été démis de leurs fonctions, 1.600 avocats ont été poursuivis, plus de 600 sont en détention préventive et près de 450 sont condamnés à des peines totalisant 2.786 années de prison.

Voilà ce à quoi est réduit et instrumentalisé le pouvoir judiciaire turc aujourd’hui.

Depuis 2018, de nombreux avocats belges et européens se mobilisent pour dénoncer cette instrumentalisation, notamment en se rendant aux différents procès tenus contre nos confrères et consœurs turcs à Istanbul. L’objectif de ces missions : observer les audiences et rendre visite à nos confrères et consœurs incarcérés. Par soutien, d’abord. Pour rapporter toutes les violations aux droits fondamentaux qui y sont constatées, ensuite. 

Ces 5, 6 et 7 janvier 2022 se tiennent de nouvelles audiences. La mobilisation nationale et internationale sera au rendez-vous. Le nombre d’appels à soutien ne cesse de croître, tout comme celui de consœurs et confrères présents lors des audiences. Si nous ne savons pas quand et si le combat mené depuis maintenant plusieurs années atteindra un jour son objectif, une chose a toujours été, et restera, certaine : « celui qui ne combat pas a déjà perdu ».  


Hélène DEBATY,
Administratrice du Syndicat des Avocats pour la Démocratie
Membre du barreau du Bruxelles,
Représentante d’AVOCATS.BE


Louis MASURE,
Membre du barreau du Bruxelles,
Représentant d'AVOCATS.BE

A propos de l'auteur

Hélène
Debaty
Avocate au barreau de Bruxelles

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