Emmanuel Plasschaert et Fabien Coulon, bâtonniers de Bruxelles et du Brabant wallon : « de l’arriéré judiciaire »

J’ai le plaisir d’interviewer Messieurs les bâtonniers de Bruxelles, Emmanuel Plasschaert, et du Brabant wallon, Fabien Coulon.

Le thème du jour est celui, malheureusement récurrent, de l’arriéré judiciaire et plus précisément de celui de la Cour d’appel de Bruxelles.

Les deux bâtonniers répondent ici ensemble à quelques questions, parfois plus impertinentes que celles que l’on se pose habituellement, et nous apportent quelques réponses, celles-ci, pertinentes.

Bonne, et tranquille, lecture.

Jean-Joris Schmidt,
Administrateur


Question 1 :
Depuis de nombreuses années, l’arriéré de la Cour d’appel de Bruxelles semble insurmontable. De même, les délais de fixation, dans certaines matières, sont excessivement longs même si, contrairement aux indications données par le programme informatique du greffe, ils n’atteignent pas 2040 ! Quelles sont les causes de cet arriéré selon vous ? S’agit-il vraiment uniquement d’une question de moyens ?

Il est avant tout nécessaire de se rendre compte de l’ancienneté du problème.

Nous l'avons rappelé à plusieurs reprises : déjà en 1994 dans son rapport au ministre de la Justice, le procureur général émérite près la Cour de cassation Ernest Krings demandait des mesures temporaires et drastiques pour traiter dans un temps court l’arriéré de la cour d’appel de Bruxelles. Depuis 30 ans, ces mesures n’ont jamais été prises.

L’arriéré de la Cour d’appel de Bruxelles résulte principalement d’une accumulation assez ancienne qui continue d’obérer le travail de la Cour aujourd’hui. L’aggravation de ces dernières années semble marginale et résulte d’un cadre qui – ces dernières années et malgré les récentes annonces – n’était rempli qu’à 90%. 10% de magistrats en moins, cela représente 7 magistrats environ.

L’audit mené par le Conseil supérieur de la Justice, dont le rapport a été approuvé le 30 juin 2022, nous permet de connaître l’évolution du stock d’affaires pendantes, qui est passé de 11.541 en 2016 à 11.906 en 2020. On peut penser qu’avec 7 magistrats de plus, cette aggravation de 400 nouveaux dossiers non traités en 5 ans, n’aurait pas existé.

Selon ce rapport d’audit, à Bruxelles, le stock représente 329% des affaires traitées par an, là où il représente en moyenne 139% dans les autres cours d’appels du pays.

La cause du stock historique d’affaires pendantes, nous ne la connaissons pas : il faut remonter trop loin en arrière, à une époque où il n’existait aucun instrument de mesure satisfaisant. 

Mais en l’espèce, il n’est pas nécessaire de connaître la cause pour traiter le problème, puisqu’il est ancien et que les statistiques actuelles montrent que la cause n’est plus présente. 

La solution a été proposée il y a 30 ans : il faut des moyens temporaires et exceptionnels.

 

Question 2 :
Beaucoup soulignent qu’il faudrait au moins remplir le cadre. Or, le rapport d’audit du 30 juin 2022 du CSJ sur la Cour d’Appel de Bruxelles indique notamment que « toutes les places vacantes de magistrats et de greffiers à la cour ont été publiées, des moyens supplémentaires ont été alloués par l’intermédiaire de lois qui prévoient l’extension du cadre temporaire des magistrats en vue de résorber l’arriéré et la création d’un nouveau cadre temporaire pour le procès des attentats, un nouveau greffier en chef a été désigné à la cour, l’équipe de management a été élargie en interne avec des adjoints supplémentaires » (rapport, p. 10). N’y a-t-il pas d’autres solutions à promouvoir ?

Ce rapport précise surtout que publier les places vacantes, ne signifie pas remplir le cadre : il faut des candidats qui remplissent les conditions et notamment, pour une partie non marginale du cadre, les conditions de bilinguisme.  

Il faudra du temps pour trouver les candidats et pour qu’ils entrent en fonction, pour autant qu’on y parvienne. Il y a peut-être là une réflexion à mener sur l’attractivité de la fonction.

Il faudra par ailleurs encore beaucoup plus de temps pour que ces moyens supplémentaires alloués, s’ils mènent à des nominations, permettent de résorber l’arriéré.

En effet, les moyens supplémentaires alloués ne sont pas de nature à régler le problème à bref délai. Remplir le cadre signifie allouer à la cour d’appel ce dont elle a besoin pour traiter les affaires entrantes. Y ajouter à titre de moyens supplémentaires 4 conseillers – c’est de cela qu’on parle – revient à augmenter le cadre de 5,4% lorsque le stock d’arriéré représente 329% des affaires traitées en un an.

Remplir le cadre, c’est une mesure nécessaire pour l’ensemble des cours et tribunaux. Pour la Cour d’appel de Bruxelles, on attend depuis 30 ans des moyens temporaires et exceptionnels de nature à résorber l’arriéré dans un délai raisonnable.

 

Question 3 :
Ce même rapport précise que le taux d’absentéisme au sein du greffe est passé de 5,95 % à 13,6 % de l’occupation moyenne entre 2016 et 2020 et que le taux d'absentéisme du personnel judiciaire a progressé pour sa part entre 2016 et 2020, passant de 7,75 % à 20,53 % de l’occupation moyenne. Ce sont des taux jusqu’à trois fois supérieurs à ceux relevés dans l’ensemble de la Fonction publique. Quel enseignement faut-il en tirer ?

En tant que bâtonniers de nos ordres respectifs d'avocats, nous n’avons évidemment pas les outils pour analyser ces chiffres. 

Nous observons simplement que la Cour d’appel de Bruxelles travaille, qu’elle rend des arrêts de qualité, que nous avons des contacts avec des personnes de bonne volonté, et d’une grande compétence.

Il ne doit pas être évident de fournir un tel travail de qualité avec des outils dépassés, dans des bâtiments vétustes, sans recevoir les fournitures nécessaires. Nous savons tous que la cour n’a même plus de papier pour imprimer les documents utiles à la préparation d’une audience, par exemple. Et ce n’est que ce que nous, avocats, constatons tous les jours. De telles conditions de travail peuvent être vécues comme un mépris du travail effectué.

Si vous ajoutez à cela le sentiment sisyphéen qui doit animer celui qui chaque jour part à l’assaut d’un arriéré qui ne peut être résorbé, vous avez probablement quelques pistes d’explication. S’il faut imaginer Sisyphe heureux, c’est à condition qu’il ait de la considération dans sa tâche de chaque jour.

 

Question 4 :
Ce rapport précise également que « d’un point de vue purement quantitatif, l’afflux d’affaires nouvelles à la cour d’appel de Bruxelles n’est pas plus élevé que dans certaines autres cours d’appel » (p. 54). Certains évoquent une distorsion de productivité entre les différentes cours. Pour quelles raisons, selon vous, la situation d’arriéré judiciaire est-elle dès lors spécifique à Bruxelles ?

Il y a des spécificités bruxelloises. À Bruxelles, nous connaissons de nombreuses cours d’assises extraordinaires : il suffit de penser aux attentats de Zaventem, au massacre du musée juif, par exemple. Il y a les procès du parquet fédéral, les litiges contre l’Etat belge, des compétences exclusives, des contentieux avec des éléments d’extranéités compte tenu du caractère cosmopolite de la ville, siège de nombreuses institutions internationales. 

Et pourtant, la productivité à Bruxelles n’est pas catastrophique. Le rapport d’audit du CSJ est très prudent sur ce point, mais il n’en fait pas la cause de l’arriéré.

En matière d’arriéré, la seule spécificité bruxelloise, c’est le stock du passé.

 

Question 5 :
Si l’on entend souvent la solution de l’augmentation des moyens humains, matériels et financiers comme indispensable, n’y a-t-il pas d’autres pistes de solution à promouvoir ? Quelle pierre le barreau pourrait-il, selon vous, apporter pour remédier à cette situation ?

Il ne revient pas aux citoyens de renoncer à des droits pour permettre à l’Etat de remplir ses missions. Il ne faut pas inverser le problème. 

On peut réfléchir à des questions de taille et de nombre de conclusions par exemple, nous en sommes des partisans résolus, mais dans le respect de la mission de l’avocat, et en pleine concertation avec les magistrats. 

Le barreau est prêt à réfléchir à toutes les propositions qui lui seraient faites, et nous sommes, comme les autres bâtonniers du ressort, en contacts très fréquents avec la cour d’appel. Nous sommes partenaires de la cour d’appel dans son projet visant à éviter les audiences blanches, et le barreau a mis sur pied le processus de tierce décision obligatoire.  

Mais nous ne pouvons pas remplacer un Etat défaillant.

 

Question 6 :
Que pensez-vous de l’idée du président de la Cour d’appel de Mons, Philippe Morandini, d’émettre un bon d’état pour la justice ?

La proposition de Monsieur Morandini a l’immense mérite de rappeler que la Justice attend depuis de nombreuses années un financement adéquat, et qu’il y a de l’argent en Belgique, ne serait-ce que si l’on constate le succès du bon d’état.

Mais nous croyons qu’il faut aussi rappeler sans cesse que la Justice, ce n’est pas qu’une ligne comptable au débit du bilan de l’Etat.

On peut bien sûr parler de ce que rapportent les amendes. Mais nous voulons surtout évoquer la valeur inestimable, tant comptablement qu’en termes de bien-être, de la paix civile. La Justice c’est le seul garant de la paix civile. Elle tient l’Etat debout, elle permet aux conditions de la démocratie de demeurer. L’abîmer comme le font les gouvernements successifs, c’est scier la branche sur laquelle ils sont assis. Il serait heureux qu’ils s’en rendent compte avant d’atteindre le point de bascule. Il est temps, grand temps, de prendre enfin le taureau par les cornes.

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Jean-Joris
Schmidt
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