La publication le 24 mars 2022 du premier rapport annuel du bureau du Parquet européen1 est l’occasion de revenir sur ce nouvel organe de l’Union européenne (UE) encore mal connu des praticiens.
Il convient de rappeler que la création du Parquet européen s’inscrit dans la continuité de l’action de l’UE pour lutter contre la fraude et contre toute autre activité illégale portant atteinte à ses intérêts financiers, depuis que le Traité de Maastricht (1992) en a fait une priorité (voir article 325 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne - TFUE).
On entend par « intérêts financiers de l'Union », l'ensemble des recettes perçues, des dépenses exposées et des avoirs qui relèvent du budget de l'UE mais aussi des budgets des institutions, organes et organismes institués dans le cadre des traités ou des budgets gérés et contrôlés par eux2.
Avec un budget annuel d’environ 170 milliards d’euros, l’UE est donc une cible tangible. Dans son dernier rapport annuel sur la lutte contre la fraude au budget, pour l’année 2020, la Commission évalue à environ 266 millions d’euros le montant des irrégularités signalées comme frauduleuses sur le volet des dépenses et à 451 millions d’euros pour le volet ressources3. Et ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg.
Après la création de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) en 19994, la nouvelle stratégie anti-fraude adoptée en juin 2011 (et qui sera révisée en 2019) s’est voulue plus globale5. Elle conduira notamment à l’adoption de la directive précitée de 2017 sur la pénalisation des atteintes au budget de l’UE et à la proposition de donner corps au Parquet européen que le Traité de Lisbonne (2007) appelait de ses vœux en en confiant la création au Conseil dans le cadre de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (voir article 86 TFUE).
Certes, l’idée n’était pas nouvelle. Un livre vert de la Commission de 2001 l’avait déjà évoqué6. Pour autant, l’opposition du Royaume-Uni en avait reporté la perspective. Pour contourner le droit de veto britannique sur la proposition de règlement portant création du Parquet européen présentée en 2013, la procédure dite de la coopération renforcée sera déclenchée à la demande de seize Etats membres7 et aboutira à l’adoption du règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen8.
Bien que l’article 86 TFUE indique que le Parquet européen pouvait être institué « à partir d’Eurojust », l’organe de coopération dans le domaine judiciaire créé en 20029 (voir aussi infra.), l’entité mise en place en est distincte, avec une structure à double niveau (1.) poursuivant une véritable mission de procureur financier (2.) et dont le premier bilan d’activité peut être qualifié de plutôt positif (3.).
1. Une structure à double niveau
Doté de la personnalité juridique, le Parquet européen est structuré à un double niveau, central et décentralisé.
Ayant son siège à Luxembourg, le bureau central10 est composé du chef du Parquet européen11, épaulé par deux adjoints et d’un collège de 22 procureurs européens (1 par État membre participant)12, auxquels s’ajoutent des chambres permanentes (de 3 membres) et un directeur administratif. Le bureau central assure la supervision, la direction et la surveillance de toutes les enquêtes et poursuites menées au niveau national par les procureurs européens délégués.
Ces derniers constituent le niveau décentralisé. Ils sont au nombre d’au moins deux par Etat membre13. Tout en continuant d'exercer leur fonction de procureurs nationaux, ils sont chargés de la conduite au jour le jour des enquêtes et des poursuites pénales conformément au règlement institutif du Parquet européen et à la législation de leur pays.
En tant qu’organe de l’UE, doté d’un budget d’environ 45 millions d’euros, le Parquet européen doit agir en toute indépendance, dans l’intérêt de l’UE, et ne peut solliciter ni accepter d'instructions des institutions de l'UE ou d'autorités nationales.
2. Une mission de procureur financier
Le Parquet européen est compétent pour « rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union qui sont prévues par la directive (UE) 2017/1371 » (v. article 4 du règlement 2017/1939). Sont en particulier visées les fraudes d’un montant supérieur à 10 000 euros portant sur les fonds du budget de l’UE et consistant en l'utilisation ou la présentation de déclarations ou de documents faux, inexacts ou incomplets ; la non-communication d'une information en violation d'une obligation spécifique ; et le détournement de fonds ou d’avoirs à des fins autres que celles pour lesquelles ils ont été initialement accordés. Pour ce qui est des infractions à la TVA, la compétence est limitée aux actes ou omissions intentionnels qui ont un lien avec le territoire de deux États membres ou plus et qui entraînent un préjudice d’un montant total d’au moins 10 millions d’euros. En revanche, elle s’étend aux infractions relatives à la participation à une organisation criminelle14 et à toute autre infraction pénale indissociablement liée à un comportement délictueux relevant du champ de la directive 2017/1371, précitée.
Du point de vue de la compétence territoriale, les infractions doivent avoir été commises en totalité ou en partie sur le territoire d’un ou de plusieurs États membres ; ou par un ressortissant d’un État membre, pour autant qu’un État membre soit compétent à l’égard de ces infractions lorsqu’elles sont commises en dehors de son territoire. La compétence du Parquet européen est aussi fondée, en dehors de ces territoires, si l’infraction est commise par une personne qui, au moment de l’infraction, était soumise au statut des fonctionnaires ou au régime applicable aux autres agents de l’UE, pour autant qu’un État membre soit compétent à l’égard de ces infractions lorsqu’elles sont commises en dehors de son territoire.
Le Parquet européen pourrait voir à l’avenir ses compétences élargies aux infractions terroristes transfrontières si la proposition en ce sens de la Commission devait être adoptée15.
Conformément au devoir de coopération loyale, dès qu’un soupçon d’infraction est signalé au Parquet européen, toutes les autorités nationales et les organes et organismes compétents de l’UE, dont la Commission, la Cour des comptes, Eurojust, Europol et l’OLAF, doivent soutenir activement les enquêtes et les poursuites qu’il mènera. Des arrangements administratifs ont été négociés à cette fin avec ces entités.
Pour ce qui est en particulier des relations avec l’OLAF, on signalera le récent règlement (UE, EURATOM) 2020/2223 du Parlement européen et du Conseil du 23 décembre 2020 qui précise les modalités de la coopération avec le Parquet européen16 en prévoyant notamment le principe de non-duplication des enquêtes : l’OLAF ne peut enquêter sur les faits déjà couverts par une instruction du Parquet européen, sauf cas dûment justifiés (ex. en cas d’urgence de prendre des mesures conservatoires).
Quant aux relations avec Eurojust, devenu la nouvelle Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (voir règlement (UE) 2018/1727, précité, en particulier son article 50), l’arrangement administratif précise les modalités selon lesquelles le Parquet européen peut bénéficier des ressources et de l’appui de l’administration de cette agence, étant précisé que le président d’Eurojust et le chef du Parquet européen sont invités à se réunir régulièrement pour examiner des « questions d’intérêt commun ». Il est prévu en outre qu’Eurojust traite les demandes d’assistance émanant du Parquet européen « sans retard injustifié » et répond à ces demandes, le cas échéant, de la même façon que si elles émanaient d’une autorité nationale compétente en matière de coopération judiciaire. De même, Eurojust informe le Parquet européen et, s’il y a lieu, l’associe à ses activités relatives à des affaires transfrontières, notamment en partageant des informations sur ces affaires, y compris des données à caractère personnel. A cet égard, Eurojust dispose d’un accès indirect aux informations figurant dans le système de gestion des dossiers du Parquet européen, sur la base d’un système de concordance/non-concordance. Il en découle que chaque fois que se produit une correspondance entre des données introduites dans le système de gestion des dossiers par le Parquet européen et des données détenues par Eurojust, ce dernier et le Parquet européen en sont tous deux informés, de même que l’État membre qui a fourni les données à Eurojust.
3. Un premier bilan encourageant
Chaque année le Parquet européen sera tenu de faire rapport sur ses activités générales au Parlement européen et aux parlements nationaux, ainsi qu’au Conseil et à la Commission.
Entré en fonction le 1er juin 2021, le Parquet européen a adopté son premier rapport annuel le 24 mars 2022 pour couvrir ses 7 premiers mois d’activité. Il en ressort qu’au 31 décembre 2021, 576 enquêtes ont été ouvertes, dont 515 enquêtes toujours en cours pour une fraude estimée à 5,4 milliards d’euros, que cinq premières condamnations ont été obtenues et que 147,3 millions d’euros ont pu être saisis.
Les fraudes aux dépenses constituent près de 32% des enquêtes, les fraudes à la TVA, près de 18% et les marchés publics un peu plus de 11%.
On notera enfin qu’au regard du nombre d’enquêtes en cours sur leur territoire, le trio de tête des Etats membres est constitué de l’Italie (102 enquêtes), de la Bulgarie (98) et de la Roumanie (44). La Belgique, pour sa part, comptait 26 enquêtes à l’instruction au 31 décembre 2021.
***
Comme le soulignait la Cour des comptes européenne dans son rapport spécial n°01/2019 sur les dépenses financées par l’UE, la création du Parquet européen participe incontestablement au renforcement de la lutte contre la fraude au budget de l’Union. Mais il convient d’aller encore plus loin, en inculquant au sein de la Commission une culture d’analyse approfondie des risques de fraude et en confiant à l’OLAF un rôle renforcé de prévention et de surveillance stratégique dans l'action antifraude de l'UE. On ajoutera pour notre part que les relations avec les Etats membres non-participants au Parquet européen17 et les Etats tiers devront être intensifiées pour éviter de compromettre l’efficacité de certaines enquêtes révélant des ramifications dans ces pays.
Stéphane Rodrigues
Avocat au Barreau de Bruxelles
---------
1 Rapport téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.eppo.europa.eu/en/news/eppo-investigates-eu54-billion-worth-loss-eu-budget-its-first-7-months-activity
2 Lire en ce sens : article 2§1 de la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal, in JOUE L 198 du 28.7.2017, pp. 29-41.
3 Voir document COM(2021) 578 final du 20.9.2021. Voir aussi le 22ème rapport d’activités de l’OLAF du 8 juin 2022 qui fait état d’un recouvrement demandé en 2021 de 527,4 millions EUR (à comparer au montant record de 3,1 Md EUR en 2017). On notera l’apparition de nouveaux mécanismes de fraude (trafic de déchets, fausses offres de vaccins contre la COVID-19…) en plus des cas que l’on pourrait qualifier de plus traditionnels (ex. contrebande de tabac, fraude aux marchés publics…) :
4 Par décision 1999/352/CE,CECA,Euratom de la Commission du 28 avril 1999, in JOCE L 136 du 31.5.1999, p. 20 ; modifiée, en dernier lieu, par la décision (UE) 2015/512 de la Commission du 25.3.2015, in JOUE L 81 du 26.3.2015, p. 4.
5 Voir document COM(2011) 376 final du 24.6.2011.
6 Faisant notamment écho aux travaux du Corpus juris pour la protection des intérêts financiers de l'Europe, groupe d'experts présidé par Madame Mireille Delmas-Marty entre 1997 et 1999.
7 Allemagne Belgique, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Finlande, France, Grèce, Lituanie, Luxembourg, Portugal, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie. Depuis lors, six autres Etats membres ont rejoint la coopération renforcée : Autriche, Estonie, Italie, Lettonie, Malte et Pays-Bas. Manquent donc à l’appel : le Danemark, l’Irlande, la Hongrie, la Pologne et la Suède.
8 Publié au JOUE L 283 du 31.10.2017, pp. 1–71.
9 Décision 2002/187/JAI du Conseil du 28 février 2002 instituant Eurojust afin de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité, JOCE L 63 du 6.3.2002, pp. 1–13 ; abrogée et remplacée par le règlement (UE) 2018/1727 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018 relatif à l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust), in JOUE L 295 du 21.11.2018, pp. 138–183.
10 Avec un effectif de 122 fonctionnaires et agents, au 31.12.2021.
11 Nomination d’un commun accord par le Parlement européen et le Conseil, pour un mandat de sept ans, non renouvelable. Madame Laura Codruţa Kövesi, ancienne procureure près la Cour de cassation en Roumanie, a été désignée comme 1ère cheffe du Parquet européen par décision (UE) 2019/1798 du Parlement européen et du Conseil du 23.10.2019 (JOUE L 274 et rectif. au JOUE L 279).
12 Les 22 procureurs européens ont été nommés par décision d’exécution (UE) 2020/1117 du Conseil du 27.7.2020 (JO L 244), suscitant un contentieux notamment pour les candidats portugais et belge : Voir : Trib. UE, ord., 8 juillet 2021, Mendes de Almeida/Conseil, T-75/21, EU:T:2021:424 (sous pourvoi : C-576/21 P) et Trib. UE, 12 janvier 2022, Verelst/Conseil, T-647/20, EU:T:2022:5.
13 Ils étaient 95 au 31.12.2021.
14 Au sens de la Décision-cadre 2008/841/JAI du Conseil du 24 octobre 2008 relative à la lutte contre la criminalité organisée, in JOUE L 300 du 11.11.2008, pp. 42–45.
15 Voir document COM(2018) 641 final du 12.9.2018 faisant état d’une proposition de décision du Conseil européen visant à modifier l’article 86 TFUE ; non suivie d’effet à ce jour.
16 JOUE L 437 du 28.12.2020, pp. 49–73.
17 Le rapport annuel rend notamment compte des difficultés que le Parquet européen rencontre avec la Pologne pour asseoir une coopération effective.