Compte-rendu du Colloque intitulé « Continuité de la justice et respect des droits humains en temps de pandémie »

Le 23 octobre 2020, le barreau de Bruxelles a organisé, avec AVOCATS.BE, un colloque intitulé « Continuité de la justice et respect des droits humains en temps de pandémie », dans le cadre de la journée européenne de l’avocat, une initiative du Conseil des barreaux européens (C.C.B.E.) lancée en 2014, afin d’inciter ses barreaux membres à coordonner annuellement des activités nationales et locales autour d’un thème central, dans le but de promouvoir l’Etat de droit et le rôle de l’avocat dans la défense de ses principes juridiques, pour les citoyens.

Le thème du colloque est parti du constat que la pandémie de Covid-19 a eu des effets considérables sur le fonctionnement des systèmes judiciaires en Europe.

Madame Françoise Tulkens, en sa qualité de présidente, a dès l’entame de l’évènement, souligné l’importance du thème choisi, afin de concilier les impératifs de la santé publique avec le respect des droits fondamentaux. Elle a ensuite illustré son propos en précisant que la pandémie avait amené avec elle, dans la plupart des Etats européens, le « pouvoir » d’adopter une série de mesures qui, a priori, heurtent le respect des droits humains et qui peuvent même constituer, directement ou indirectement, des atteintes majeures aux droits et libertés fondamentaux des citoyens, tels que le droit de circuler et de se réunir librement, le respect de la vie privée et de l’autonomie personnelle, le droit à la culture, le droit à l’éducation, le droit à un recours et à un procès équitable, le droit au travail ou encore l’interdit de la discrimination. Derrière ce tableau, une interrogation : celle du risque que ces restrictions aux droits et aux libertés deviennent la nouvelle normalité. Elle a ensuite déclaré que dans ce contexte, il convenait d’en revenir aux fondamentaux des droits fondamentaux et de couper court aux mauvais procès. Puisque les droits fondamentaux peuvent, dans leur essence, faire l’objet de restrictions afin de préserver d’autres intérêts, il convient d’être fort dans les garanties qui sont mises en place lorsqu’on les restreint. Par ailleurs, les textes mis en place par les gouvernements européens, afin de limiter lesdits droits, doivent être contrôlés par les parlements nationaux. Elle a alors ajouté : « Il faut résister à la tentation des pouvoirs spéciaux et de l’exécutif ». Elle a enfin conclu son propos en insistant sur le fait que les restrictions mises en place devaient être nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire efficaces et proportionnées à un but légitime poursuivi, et qu’il convenait de scruter rigoureusement ces éléments.

Me Jacques Englebert a ensuite pris la parole pour une intervention dédiée au confinement de la justice et afin de répondre à la difficile question de savoir si les audiences virtuelles et les procédures écrites imposées en temps de pandémie, constituent des atteintes disproportionnées au droit à un procès équitable. Il a introduit son propos en soulignant que la justice constitue un service essentiel au fonctionnement de la Nation, ce qui ressort de l’annexe à l’arrêté ministériel du 18 mars 2020 portant des mesures d'urgence pour limiter la propagation du coronavirus Covid-19. Me Englebert regrette cependant, sur ce point, que dans la liste des entreprises et services privés et publics qui sont nécessaires à la protection des besoins vitaux de la Nation, reprise en annexe à l’arrêté ministériel, les institutions de la Justice et les professions y liées n’apparaissent qu’en seizième position, alors que les pouvoirs législatifs et exécutifs sont, eux, repris en première position. Il s’agit, selon lui, d’une rupture entre les trois pouvoirs essentiels au fonctionnement de la Nation. Dans ce cadre, Me Englebert regrette également que le Collège des cours et tribunaux ait annoncé, le 16 mars 2020 (soit deux jours avant l’arrêté ministériel), que les cours et tribunaux ne traiteraient plus que les affaires urgentes. Me Englebert souligne que cette position du Collège n’est pas acceptable, car elle revient à considérer que la Justice n’est pas un service essentiel au bon fonctionnement de la Nation, là où il aurait fallu renverser le paradigme, faire preuve de courage et traiter toutes les affaires, sauf celles pour lesquelles la situation sanitaire rendait toute audience impossible. Cette considération générale posée, Me Englebert est revenu sur les procédures écrites recommandées durant ce confinement de la Justice. Si la procédure écrite existe dans le Code judiciaire, elle n’a, selon lui pas de sens, et l’imposer revient à ignorer la plus-value de l’oralité des débats. Abordant finalement le dernier thème de son intervention, il s’est livré à une vive critique des audiences en vidéoconférence, soulignant que le recours à la technologie pour tenir les audiences n’a pas de base légale dans le Code judiciaire - mais uniquement dans l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux n°2 du 9 avril 2020 -, que ladite technologie livre les données personnelles des justiciables à une société privée américaine - auprès de laquelle le Ministère de la Justice a acquis ses licences d’utilisation du programme de vidéoconférence Webex - et représente, somme toute, un risque de privatisation de la Justice.

Le Professeur Emmanuel Slautsky et Madame Camille Lanssens, chercheuse au Centre de droit public de l’Université libre de Bruxelles, ont clôturé la première partie du colloque en analysant les pratiques contrastées des pouvoirs spéciaux mis en place en Belgique, entre l’Etat fédéral et les Régions et les Communautés, afin de faire face à la pandémie de la Covid-19. Le Professeur Emmanuel Slautsky a débuté son intervention en soulignant que dès mars 2020, avec le début de la crise sanitaire et le risque de saturation des hôpitaux, les exécutifs sont montés en puissance dans la gestion de la pandémie. Sur le plan juridique, cette montée en puissance des gouvernements s’est notamment manifestée par le fait que presque toutes les assemblées parlementaires belges, sauf le Parlement flamand, ont décidé, d’habiliter leurs exécutifs à prendre des arrêtés de pouvoirs spéciaux. Des pouvoirs spéciaux ont ainsi été octroyés au Roi, ainsi qu’au gouvernement de la Région wallonne, de la Région de Bruxelles capitale, de la Communauté française, aux exécutifs de la Commission communautaire française (la COCOF) et de la Commission communautaire commune (la COMCOM), ainsi que - plus tardivement et de manière plus restreinte - au gouvernement de la Communauté germanophone.

Le Professeur relève qu’au niveau fédéral, l’habilitation principale octroyée au Roi était particulièrement encadrée sur le fond (dans les thèmes que les arrêtés pouvaient toucher) et sur la forme (les arrêtés devant tous être délibérés en conseil des ministres et soumis à un avis préalable et obligatoire de la section de législation du Conseil d’Etat, à des mesures visant à combattre la propagation de la Covid-19) et qu’en en pratique, une large concertation a eu lieu autour des arrêtés adoptés et que la section de législation du Conseil d’Etat a été consultée pour 73,3 pourcent d’entre eux. Il relève, par contre, une habilitation principale beaucoup plus étendue au niveau de la Région wallonne et de la Région de Bruxelles capitale, car formulée dans des termes beaucoup plus généraux, notant par ailleurs qu’au niveau de la Région wallonne, l’avis de la section de législation du Conseil d’Etat n’était pas requis si le gouvernement wallon le motivait (exemption qui pose question au niveau de sa constitutionnalité), et que dans les faits, cet avis n’a pas été demandé pour 42 des 53 arrêtés adoptés. Par ailleurs, le Professeur Slautsky souligne que les entités fédérées ont, en plus de l’habilitation principale de leurs exécutifs, adopté une habilitation spéciale, à la constitutionnalité douteuse et inédite depuis la seconde guerre mondiale, visant à gérer l’hypothèse dans laquelle leurs assemblées se seraient trouvées dans l’impossibilité de se rassembler en raison de la crise.

Madame Lanssens nous a ensuite entretenus du fait qu’outre le contrôle a priori exercé par le législateur (par le biais de l’habilitation principale), un contrôle a posteriori devait également s’exercer. Elle a tout d’abord évoqué la mise en place, la forme et l’intensité du contrôle parlementaire exercé pendant l’adoption des arrêtés de pouvoirs spéciaux. Sur ce point, elle a relevé une différence principale entre d’une part les entités bruxelloises, la Communauté française et la Communauté germanophone, dans lesquelles aucun suivi spécifique des textes de pouvoirs spéciaux n’a été mis en place, et d’autre part la Chambre des représentants et le Parlement wallon qui ont opté pour la création d’une commission spéciale. Cependant, entre ces deux commissions des différences significatives existent. Ainsi, la commission spéciale du Parlement fédéral a été créée dès l’adoption des pouvoirs spéciaux, alors qu’au niveau wallon, cette commission n’a été créée qu’un mois plus tard. La période d’activité de la commission du Parlement fédéral est aussi plus longue, avec des réunions plus nombreuses, alors qu’au niveau de l’intensité du contrôle, le constat d’une différence entre les deux entités est plus mitigé. Madame Lanssens conclut que le contrôle au niveau parlementaire fédéral a sans doute été plus calibré à la hauteur des pouvoirs spéciaux octroyés, ce qui n’est pas étranger à la situation politique du gouvernement fédéral au moment du début de la crise sanitaire, soit un gouvernement minoritaire avec seulement 38 sièges au Parlement. En guise de conclusion, Madame Lanssens a évoqué le processus de confirmation législatif des arrêtés de pouvoirs spéciaux, qui n’en est encore qu’à ses débuts, de telle sorte qu’il est prématuré de l’examiner.

En deuxième partie de colloque, Madame Sarah Ganty nous a dressé un tableau des inégalités socio-économiques en temps de pandémie, signalant dès l’entame de sa présentation que la lutte contre ces inégalités et leur reconnaissance constituent les parents pauvres des droits fondamentaux. Afin de nous dépeindre la situation, elle a évoqué l’épisode des quartiers les plus pauvres de Madrid reconfinés en septembre 2020 (donc traités différemment en raison de leur situation économique), mais également le cas des migrants et des femmes surreprésentés dans les personnes discriminées par les mesures attentatoires aux droits et aux libertés mises en place afin de lutter contre la Covid-19. Ces populations sont ainsi triplement visées par des éventuelles discriminations, car on observe en leur sein, une proportion plus importante de personnes à risques, avec moins d’accès aux soins de santé, et parce qu’elles sont plus durement touchées par les mesures adoptées (notamment au niveau du confinement dans leur liberté de circuler ou leur droit d’accès à l’éducation, et au niveau économique, en raison de l’impact financier qu’ont sur elles, les sanctions qui peuvent être prononcées en cas de non respect des règles). Madame Ganty a précisé que les droits sociaux doivent venir corriger ces inégalités. Malheureusement ces droits ne sont pas toujours effectifs, comme l’avait souligné Ana Arendt au sortir de la seconde guerre mondiale concernant la situation des apatrides. Madame Ganty a alors appelé à une utilisation plus large du droit à la non-discrimination pour protéger les profils les plus fragiles, contre les différences de traitement directes et indirectes. Elle fait en effet le constat que ce droit est trop peu employé par les praticiens, devant les cours et les tribunaux concernant les profils précaires, et que même lorsqu’il a été invoqué, devant la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Garib contre Pays-Bas, cette dernière a manqué de courage. Elle a enfin évoqué la question de l’intersectionnalité, signalant que même si la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas encore mentionné ce concept, elle a ouvert la voie à son utilisation, dans son arrêt B.S. contre Espagne, dans lequel elle a pris en considération l’ensemble de la situation de la plaignante, une femme noire et prostituée ayant fait l’objet de violences policières.

Au cours de la dernière intervention du colloque, Me Marie Doutrepont a évoqué la difficile situation des migrantes et des migrants en période de confinement et les nombreuses pratiques discriminatoires mises en place par l’Etat belge, à leur encontre. Afin d’illustrer l’une de ces pratiques, elle nous compte l’histoire de Bakri, enfant de 17 ans, érythréen, lâché par son passeur devant l’Office des étrangers en plein confinement. Il est alors confronté à un Office fermé, sur la porte duquel figure un message en trois langues qu’il ne maîtrise pas. Il dort par conséquent dehors pendant plusieurs semaines, mendiant pour sa nourriture, avant de rencontrer une compatriote qui parle sa langue maternelle, laquelle lui explique qu’afin d’être inscrit à l’Office des étrangers, comme demandeur de protection internationale, et de pouvoir bénéficier de l’accueil dans un centre, il faut s’inscrire par le biais d’un formulaire en ligne (qui n’existe qu’en français), et que ledit formulaire doit être accompagné d’une copie scannée de son passeport et d’une photo d’identité en noir et blanc et d’une adresse mail valide. Autant dire que remplir le formulaire et joindre les documents demandés est impossible pour le jeune Bakri. Heureusement, quelques jours plus tard, il est pris en charge par une association de bénévoles qui travaille au Parc Maximilien. Ces bénévoles l’aident à remplir le formulaire et lui fournissent l’adresse mail demandée. Mais un nouveau problème se pose. Pendant la période de confinement, l’Office des étrangers a limité drastiquement le nombre d’enregistrement de demandes d’asiles par jour, de manière telle que le jeune Bakri devra encore attendre trois semaines avant d’être convoqué à l’Office et de pouvoir enfin disposer d’un accueil. L’Office des étrangers considère en effet que le droit à disposer d’un accueil n’est pas lié au fait de remplir son formulaire d’enregistrement, mais au fait d’avoir été convoqué devant lui. Ce mineur aura ainsi passé plus de deux mois, dehors, livré à lui-même, entre le moment de son arrivée en Belgique et son enregistrement comme demandeur d’asile, et ce alors qu’il est déjà particulièrement vulnérable et traumatisé par son voyage d’exil. La pratique ainsi mise en place par l’Office des étrangers, en période de confinement, a été condamnée par le Tribunal de première instance de Bruxelles, statuant en référés, le 6 octobre 2020, comme non conforme aux principes de la directive accueil et de la loi accueil.

Le bâtonnier du barreau de Bruxelles, Monsieur Maurice Krings, a clôturé le colloque, saluant la qualité des propos et remerciant les orateurs, et annonçant pour décembre 2020, la publication de capsules vidéo sur le site internet du Barreau de Bruxelles et pour janvier 2021, la publication des actes du colloque.

 

Isabelle Andoulsi,
Avocate au barreau de Bruxelles

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