Dialogue des juges : le refus du conseil d’Etat français de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne constitue un manquement

Pour la première fois, le 4 octobre 2018[1], le manquement d’un Etat membre a été constaté par la Cour de justice de l’Union européenne, après le refus d’une juridiction statuant en dernier ressort de poser une question préjudicielle.

Le contexte de l’affaire à l’origine de cet arrêt est complexe, puisqu’il s’agissait d’examiner la compatibilité du traitement par la France des dividendes perçus par des sociétés mères françaises de filiales établies sur le territoire de l’Union européenne avec la liberté d’établissement (article 49 TFUE) et la libre circulation des capitaux (article 63 TFUE).

La Cour de justice, dans un arrêt Accor[2] de 2011, rendu sur question préjudicielle du Conseil d’Etat français, avait considéré que le mécanisme national de prévention de double imposition en matière de dividendes distribués par une filiale non-résidente était contraire au droit de l’Union car il instituait une discrimination entre les sociétés résidentes et les sociétés non-résidentes. A la suite de cet arrêt, le Conseil d’Etat français a rendu deux décisions le 10 décembre 2012 en fixant les conditions de restitution du précompte mobilier indument perçu, conditions que la Commission européenne, après avoir reçu des plaintes, estimait constituer des restrictions contraires au droit de l’Union européenne.

Si l’arrêt est intéressant en matière de fiscalité, il est surtout inédit du point de vue strictement de l’Union européenne. Il illustre le fait qu’un manquement d’un Etat membre peut être constaté au titre de l’article 258 TFUE quel que soit l’organe de cet Etat dont l’action ou l’inaction est à l’origine du manquement, même s’il s’agit d’une institution constitutionnellement indépendante. En effet, afin d’éviter qu’une jurisprudence nationale qui ne concorderait pas avec le droit de l’Union européenne ne s’établisse, l’article 267 troisième alinéa TFUE requiert des juridictions nationales de dernier ressort de saisir la Cour de justice dès lors qu’une question d’interprétation du Traité est soulevée devant elle[3].

Le présent commentaire se limitera donc à l’examen de cet aspect en particulier.

 

La doctrine de l’acte clair et le critère de l’absence de doute raisonnable

A l’occasion de cet arrêt, la Cour de justice rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’obligation de saisine des juridictions nationales de dernier ressort prévue à l’article 267, troisième alinéa, TFUE ne trouve pas à s’appliquer uniquement dans les cas où la juridiction est en mesure de constater que la question n’est pas pertinente, qu’elle a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour, ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable[4].

Dans ses conclusions[5], l’Avocat général Wathelet rappelle la doctrine de l’acte clair dégagée par la jurisprudence Cilfit[6] qui a précisé que pour conclure à l’existence d’une telle situation, la juridiction nationale statuant en dernière instance doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux juridictions des autres Etats membres et à la Cour, et que ce n’est que si ces conditions sont remplies qu’elle pourra s’abstenir de soumettre cette question à la Cour et la résoudre sous sa propre responsabilité.

Or, dans le cas d’espèce, la question de la prise en compte de l’impôt acquitté par les sous-filiales de la société mère ne faisait pas l’objet de l’arrêt Accor de 2011. En revanche, cette question était traitée dans un arrêt de 2012 Test Claimants in the FII Group Litigation, duquel le Conseil d’Etat français a explicitement choisi de s’écarter, au motif que le régime britannique en cause dans cette affaire était différent du régime français de l’avoir fiscal et du précompte.

Au vu de ces éléments la Cour considère que non seulement, le Conseil d’Etat ne pouvait être certain que son raisonnement s’imposerait avec la même évidence, mais qu’en outre, la solution qu’elle retient dans son arrêt en contradiction avec celle retenue par le Conseil d’Etat, et qui établit le manquement sur le fondement des articles 49 et 63 TFUE, démontre que l’existence d’un doute raisonnable quant à cette interprétation ne pouvait être exclue au moment où le Conseil d’Etat a statué. L’obligation de saisine s’impose donc non seulement en application de la doctrine de l’acte clair, mais également au regard de la nécessité d’une interprétation partagée.

 

Les conséquences pratiques de cette première jurisprudentielle

Si l’hypothèse de la sanction de la violation du droit de l’Union européenne, via la procédure de manquement, dans le cas d’une omission de poser une question préjudicielle était attendue[7], cet arrêt a une portée fondamentale, au moins pour deux raisons en particulier.

Il rappelle tout d’abord avec force aux juges nationaux qu’ils sont les juges de droit commun de l’Union européenne.

En effet, en n’interrogeant pas la Cour, le Conseil d’Etat français a créé un risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union incompatible avec l’obligation qui lui est imposée par l’article 267, troisième alinéa TFUE de procéder à un renvoi préjudiciel.

Cette décision vient donc renforcer l’obligation de la mise en œuvre d’un dialogue entre juges, à l’heure de certaines tentations de replis nationaux qui peuvent émerger dans l’application du droit de l’Union européenne.

La seconde raison est qu’un tel arrêt envisage concrètement la possibilité de la mise en cause de la responsabilité extracontractuelle d’un Etat membre pour violation du droit de l’Union, que l’arrêt Köbler[8] avait déjà reconnu en matière d’absence de renvoi préjudiciel obligatoire. Un arrêt en manquement constitue en effet la preuve manifeste de la faute quasi délictuelle de l’Etat membre ouvrant la voie au dédommagement de la partie qui a subi un préjudice.

Le risque jusqu’ici théorique de la constatation de manquement étant devenu réalité, il appartient désormais aux juridictions nationales de dernier ressort d’y être attentives.

 

 

Marie Forgeois 
Avocate aux barreaux de Paris et de Bruxelles

[1] CJUE, 4 octobre 2018, Commission européenne c. République française, aff. C-416/17.
[2] CJUE, 15 septembre 2011, Ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique c. Accor SA, aff. C-310/09.
[3] CJUE, 15 mars 2017, Aquino, aff. C-3/16
[4] Voy. CJUE, 6 octobre 1982, Cilfit e.a, aff. 283/81 ; CJUE, 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., aff. C-160/14 ; CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, aff. C-379/15.
[5] Conclusions de l’Avocat général M. Melchior WATHELET, présentée le 25 juillet 2018 dans l’affaire C-416/17.
[6] Précitée.
[7] Voy. Caroline NAÔMÉ, Le renvoi préjudiciel en droit européen - guide pratique, 2ème Ed. Larcier, 2010, p. 54 ; Georges VANDERSANDEN, Renvoi préjudiciel en droit européen, Bruylant, 2013, p. 133 ; Sean VAN RAEPENBUSCH, Le contrôle juridictionnel dans l’Union européenne, Commentaires J. MEGRET, Ed. de l’Université Libre de Bruxelles, 2018, pp. 147-148.
[8] CJUE, 30 septembre 2003, Köbler, aff. C‑224/01.

 

(c) Photo Belga

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