Rencontre avec Eric DUPOND-MORETTI

A l’occasion de son passage à Bruxelles pour présenter son spectacle « J’ai dit oui ! », Jean-Pierre Buyle, ancien président d’AVOCATS.BE, a eu l’occasion d’interviewer Eric Dupond-Moretti, ancien garde des Sceaux.

JPB & EDP

 

JPB :

Bonjour Eric Dupond-Moretti. Faut-il vous appeler Monsieur le ministre, Monsieur l'acteur ou mon cher Confrère ?

EDP :

Ah non, mon cher Confrère, non, je ne suis plus avocat. Je suis omis pour le moment.

Je reprendrai peut-être la robe, mais pas tout de suite. Pourquoi ? Parce que quand vous sortez d'une mission ministérielle, on vous interdit un certain nombre de choses. Par exemple, vous ne pouvez pas plaider pour l'État ou contre l'État.

Et donc, pour éviter d'être dans ces interdictions assez peu compatibles avec la liberté de l'avocat, j'ai mis en place une société de conseils. Et je pense qu'après le délai de trois ans, qui est ce délai d'interdiction, si j'ose dire, je pense que je reprendrai la robe, mais ce n'est pas encore une certitude.

JPB :

Et comment vous sentez-vous aujourd'hui ?

EDP :

Moi, très bien.

Très bien, je suis resté quatre ans et deux mois garde des Sceaux. Ce qui est le record de longévité pour un garde des Sceaux dans le cadre du quinquennat. Seuls deux autres gardes des Sceaux l’ont été plus longtemps que moi, c'est Jean Foyer et Robert Badinter, mais dans le cadre d'un septenat. Robert Badinter, c'est vraiment quelques mois.

Bon, j'ai été passionné par ma mission ministérielle, comme j'ai été passionné par le métier d'avocat, que j'ai exercé pendant un peu plus de 36 ans, et je me sens très bien.

LE CŒUR SE BRISE OU IL SE BRONZE

JPB :

Vous citez Badinter. Vous ne l'avez pas cité dans votre spectacle. C'est par hasard, par oubli, ou par pudeur ?

EDP :

Non, non, non, ce n'est ni par hasard, ni par oubli, ni par pudeur. Non, on ne peut pas citer tout le monde, pardon. Même si Robert Badinter est une figure tutélaire incontestable, quelqu'un que j'ai beaucoup admiré, que j'ai fréquenté comme avocat, comme ministre.

Il m'avait d'ailleurs dit, sur la dureté de la vie politique : « Le cœur se brise ou il se bronze ». Une jolie formule, n'est-ce pas ? Robert Badinter, quand il est mort, on lui a rendu hommage à la chancellerie, et pas aux Invalides, et en présence évidemment de la famille d'Elisabeth Badinter, de ses enfants, et c'était un très, très, très grand moment d'émotion.

JPB :

Et aujourd'hui, vous êtes plus, dans votre tête, homme politique, ou avocat ? Ou bien c'est

« politique plus jamais » et « avocat peut-être » ?

EDP :

Non, mais moi je crois, c'est la théorie du mille-feuilles. Je pense qu'un être humain est composé de différentes strates. Et donc, il ne s'agit pas d'éliminer un certain nombre de feuilles pour en rajouter d'autres. Je pense que tout ça, ça cumule.

Je pense qu'un être humain, quelles que soient ses fonctions, si elles sont différentes dans sa vie (ce qui est une chance de pouvoir changer de vie), tout ça se cumule plus ou moins harmonieusement, mais tout ça se cumule.

JPB :

Je comprends.

EDP :

Donc, moi vous dire, j'ai préféré ça, j'ai préféré ça, puis j'ai la chance, je pense que c'est une chance, d'être un homme passionné. J'ai passionnément aimé le métier d'avocat.J'ai passionnément aimé ma fonction ministérielle. J'aime être sur scène aujourd'hui. Je prépare un livre. Et tout ça, c'est quelque chose qui me passionne et qui, si je peux m'autoriser ce verbe, me dévore. 

JPB :

Comme avocat, vous n'avez jamais caché malmener les magistrats. Quand vous êtes devenu ministre, vos rapports aux magistrats étaient tendus, et comme acteur sur scène, on ne peut pas dire que vous avez à leur égard une grande bienveillance. Est-ce que, si vous redevenez avocat, ça ne vous pose pas un problème de revenir devant les magistrats, de défendre des clients et d'être crédible ?

EDP :

D’abord, je veux apporter un bémol à votre assertion : je n'ai pas malmené les magistrats.

Lorsque j'étais avocat, je ne me suis pas laissé faire. J'ai toujours considéré qu'il y avait de grands magistrats et de petits. D'ailleurs, c'est parce qu'il y en a de petits qu'il y en a de très grands.

Et c'est vrai que j'ai toujours théorisé l'idée que soit nous étions avec les magistrats, quand on est avocat, dans un rapport de respect mutuel, soit dans un rapport de force. Et c'est vrai que dans le rapport de force, je n'ai pas accepté d'être, je déteste cette formule, un auxiliaire de justice, partenaire de justice…

LA NOMINATION D’ERIC DUPOND-MORETTI EST UNE DECLARATION DE GUERRE

JPB :

Ou acteur de justice. Acteur, pour vous, c'est...

EDP :

Acteur de justice, auxiliaire, non. Non. Parce que dans ce mot auxiliaire, il y a la notion de superfétatoire.

Je n'ai pas accepté ça. Comme ministre, dès que je suis arrivé, dans les dix minutes de mon arrivée, le principal syndicat de magistrats a dit « La nomination d’Eric Dupond-Moretti est une déclaration de guerre ». Et ensuite, certains magistrats, et moi je dis certains - je n'englobe pas tout le monde évidemment - ont instruit contre moi un procès en illégitimité.

François Molins, procureur général près de la Cour de Cassation, me poursuit parce que j'ai ordonné une enquête administrative, dans le prolongement de ce qu'avait fait ma prédécesseure Nicole Belloubet. Et l'idée d'ordonner cette enquête administrative, c'est lui qui la donne à ma directrice de cabinet, qui a témoigné de cela. Oui, je règle quelques comptes, non pas avec la magistrature - avec quelques magistrats - et voilà pour les choses qui méritent d'être remises en perspective.

JPB :

Quand vous étiez avocat - et je crois que c'est ça qu'on aime chez vous - vous avez utilisé au maximum votre liberté d'expression, à tel point qu'il y avait une forme de libre pensée.

Est-ce que vous avez souffert, comme ministre, de ne pas avoir la même liberté d'expression ?

EDP :

Oui, la liberté d'un ministre, c'est une liberté surveillée. D'abord, vous ne pouvez pas émettre une idée qui serait contraire à la ligne du gouvernement auquel vous avez l'honneur d’appartenir. Ça s'appelle la solidarité gouvernementale.

Il faut en accepter les règles, sinon on est dans la cacophonie. Sinon, vous sortez du conseil des ministres, et vous vous dites blanc, puis votre collègue dit noir, etc. Quand on est un citoyen, et qu'on s'intéresse à la chose publique, on exprime des pensées sur le mode « il n'y a qu'à, faut qu'on, faudrait ». On fait tous ça, et moi je l'ai fait.

Dans ma voiture, je me suis dit « mais pourquoi ils », ces espèces de « ils » comme ça, assez mal définis, pourquoi ils ne font pas ça ? Pourquoi ils ne changent pas ça ? Pourquoi ? Etc. Et quand vous arrivez dans un gouvernement, vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez. Parce que le collègue de l'Intérieur dit « mais ça, c'est pas possible, on n'est pas d'accord ». Parce que le collègue du budget dit « mais non, ça, ça coûte trop cher ». Donc, vous êtes obligé de transiger.

C'est ça le travail collectif. Et donc, vous apprenez qu'il ne suffit pas de dire « il n'y a qu'à, faut qu'on » pour faire. Et c'est d'ailleurs la grande différence entre les commentateurs de la vie politique, sur les plateaux des chaînes d'information continue - tous les pseudo-experts - et puis la réalité de la vie politique.

Mais oui, vous souffrez parfois de ne pas pouvoir dire un certain nombre de choses que vous souhaiteriez exprimer. Mais vous ne pouvez pas le faire, parce que sinon...

MON SILENCE VAUT PLUS QUE N’IMPORTE QUEL DISCOURS

JPB :

Un mot sur votre silence au moment de la relaxe. Quand vous êtes devant les caméras de télévision, vous laissez parler votre avocat, ce qui est légitime, mais vous êtes là, face à la caméra, vous regardez la caméra, et il n'y a pas un mot qui sort…

EDP :

Ça veut dire que vous n'avez pas respecté ma présomption d'innocence pendant plus de deux ans. Je suis relaxé.

Enfin. Et je pense que mon silence vaut plus que n'importe quel discours. J'ai beaucoup souffert de ça, mais je me suis tu.

Parce que je voulais que le justiciable poursuivi soit caché derrière le ministre. Sinon je ne pouvais plus avancer, je ne pouvais plus faire ce que j'ai mis en place. J'ai mis en place beaucoup de choses, pour la justice de mon pays, par exemple...

JPB :

Nous étions en Belgique très jaloux des montants que vous avez obtenus pour revaloriser le budget de la justice. C’est incroyable.

EDP :

Bien sûr, bien sûr.

Et la justice n'a jamais été aussi bien dotée que depuis l'élection d'Emmanuel Macron. On a augmenté le budget de 60% quand même, que ce soit en matière judiciaire, en matière pénitentiaire, en matière d'embauche de personnel. Quand Emmanuel Macron est élu, il n'y a pas de wifi dans les tribunaux…

Et si le justiciable s'était exprimé en permanence sur ses états d'âme, il ne pouvait pas faire avancer les choses concrètes qui ont été mises en place.

JPB :

Comme avocat à Lille, à Paris ou partout en France ou à l'étranger, vous avez défendu une série d'humbles. Mais vous avez défendu aussi des stars, beaucoup dans la politique.

Est-ce que demain, si vous deviez redevenir avocat, vous défendriez Poutine ?

EDP :

(silence)… Alors d'abord, il faudrait que Poutine vienne, soit traduit devant une juridiction internationale, n'est-ce pas ? Ça, c'est la première des choses. Alors, il devrait être défendu, c'est une deuxième chose et c'est pour moi une évidence. Est-ce qu'il pourrait l’être par quelqu'un qui a été membre d'un gouvernement ? Et en l'occurrence du gouvernement d'Emmanuel Macron, je n'en suis pas bien certain. 

JPB :

Netanyahou ? 

EDP :

Non mais c'est la même chose. C'est la même chose. 

JPB :

François Molins ?

EDP :

Ce n’est pas moi qui le défendrait.

Je pense qu'il faut aimer ce qu'on défend d'une certaine façon. En tous les cas, être suffisamment ouvert pour essayer de comprendre. Juger, ce n'est pas excuser, mais c'est essayer de comprendre.

JPB :

Marine Le Pen ?

JPB :

Non, mais vous n'allez pas me faire toute la liste, dont on sait notoirement qu'ils ne font pas partie des gens que j'aime. Non. Déjà, c'est pas mal de réaffirmer haut et fort que tous ceux qui ont des difficultés judiciaires doivent être défendus.

LA PRESSE A UNE VRAIE DIFFICULTE AVEC LA PRESOMPTION D’INNOCENCE

JPB :

Vous vous êtes toujours battu pour la présomption d'innocence, comme tout avocat d’ailleurs, mais plus que jamais, vous l'avez fait.

Lorsque vous avez été confronté, vous, à cette procédure qui s'est terminée par la relax, est- ce que vous avez eu le sentiment que cette présomption n'existait plus ?

EDP :

Bien sûr, je pense que la presse française a une vraie difficulté avec la présomption d'innocence. Il y a eu 30 000 articles – pas 3000 - qui ont été consacrés à mon affaire. Je compte sur les doigts de la main ceux qui ont été respectueux de ma présomption d'innocence.

Et moi, à l'inverse, je n'ai jamais utilisé comme argument politique la mise en examen de telle ou telle personne. Je n'ai jamais dit un mot sur la mise en examen de Marine Le Pen. Jamais.

Je n'ai jamais dit un mot sur les difficultés judiciaires de M. Adrien Quatennens, député LFiste, qui a été accusé d'avoir frappé sa femme. Je n'ai jamais dit un mot sur M. Julien Bayou, ex- écolo, viré par Sandrine Rousseau, qui a fait son procès dans les médias. J'ai toujours été très attentif à ça.

Mais j'ai remarqué que la présomption d'innocence n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui. 

JPB :

Un mot sur la profession. Est-ce que l'intelligence artificielle, par exemple, est menaçante ? Est-ce que demain, on aura des juges et des avocats-robots ? 

EDP :

D'abord, on ne peut pas refuser le progrès. Je pense que c'est une évidence. On n'a aucune maîtrise.

L'intelligence artificielle, en ce qu'elle permet d'aider dans le travail, oui. En ce qu'elle déshumaniserait la justice, à l'évidence, non. 

JPB :

Mais n'est-ce pas comme l'eau chaude, elle est irrésistible ?

EDP :

Ça dépend de ce que l'on en fait. Vous comprenez que, s’il s'agit de collectionner les décisions de jurisprudence et de faire une espèce de peine plancher, je m’y suis toujours opposé. L'intelligence artificielle vous dira que tel garçon de tel âge ayant commis tel fait mérite telle peine. Si c'est ça l'intelligence artificielle, c'est la négation même de ce qu'est la justice et de ce que sont les droits de la défense et de ce qu'est la personnalisation de la peine. Donc là, attention, on freine des quatre fers. Mais si c'est pour aller rechercher une jurisprudence que l'on a perdu de vue ou une analyse juridique intéressante, pourquoi pas ? C'est toujours ce que l'on en fait.

Si ça sauve des vies, l'intelligence artificielle - et ça sauve des vies déjà - l'utilisation que l'on peut en faire sur le plan de la chirurgie, de la médecine, de la science en général, c'est extraordinaire. Ce que l'on peut faire avec l'IA, on ne peut pas la jeter. 

JPB :

L'avocat robot, vous n'y croyez pas ? 

EDP :

J'espère qu'il n'existera jamais.

IL N’Y A PAS DE DEFENSE SANS SECRET

JPB :

Concernant le secret professionnel de l'avocat dans l'intérêt du justiciable, la garantie pour un justiciable d'avoir la certitude que ses confidences ne seront pas répercutées, notamment aux autorités, est-ce que vous avez le sentiment qu’il est menacé par les nouvelles réglementations (blanchiment, DAC 6…) et aussi par la multiplication des perquisitions et des écoutes ?

EDP :

Oui, c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité, dans le premier texte que j'ai porté, réaffirmer la nécessité d'un secret professionnel de la défense, qui, à mes yeux, avait explosé à la suite d'un arrêt rendu par la Chambre de la Cour de Cassation dans l'affaire Sarkozy et Herzog.

D'ailleurs, à l'époque, j'étais avocat, j'ai lancé une pétition qui a recueilli plus de 10 000 signatures d'avocats français, mais également d'avocats belges, d'avocats suisses, d'avocats italiens.

Quand je suis devenu ministre, le secret professionnel, à mon avis, n'existait plus, et j'ai pris un texte pour qu'il soit renforcé. Donc oui, c'est une de mes préoccupations. Je pense qu'il n'y a pas de défense sans secret.

JPB :

Une question sur l'État de droit et la démocratie. Ce sont des valeurs qui sont inscrites dans le traité de l'Union européenne. Quand on lit le rapport du commissaire européen à l’Etat de droit, on a l’impression que ces valeurs perdent pied que ça diminue dans certains d'États.

Et quand on regarde le Conseil de l'Europe, on voit que sur toute une série de choses...

EDP :

Oui, c’est vrai. Je vais vous donner un exemple franco-français, vous me pardonnerez. Laurent Wauquiez, qui a été membre du Conseil d'État, dit aujourd'hui que si le Conseil constitutionnel censure une loi, alors le Parlement peut la reprendre. C'est-à-dire que très clairement, ça signifie qu'il faut se débarrasser du Conseil constitutionnel.

Pas la peine de procéder par étapes.

M. Sarkozy a tellement critiqué la Cour européenne. Et maintenant il fait appel à elle. Vous voyez ? Une bonne façon de se souvenir de ce qu'est l'État de droit. Moi, j'ai reçu des magistrats hongrois et j'ai compris ce que c'était que de vivre dans un pays qui ne respecte pas l'État de droit.

NE PAS TRANSIGER SUR LES GRANDS PRINCIPES

JPB :

Un mot d'espoir pour nos jeunes avocats. Qu'est-ce que vous leur conseilleriez ?

EDP :

De ne pas transiger sur les grands principes. Et de ne pas écouter les sirènes populistes de la radicalité, de ce cortège de solutions simplistes, qui ont pour projet de balayer d'un revers de main les grands principes.

C'est contraignant, le droit. C'est une souffrance que l'on s'inflige à soi-même quand on est avocat. Le droit, l'État de droit, la règle du doute, etc. 

JPB :

La recherche de la vérité… ? 

EDP :

Il y a des gens qui ont poussé chez moi pour que l'on inverse la charge de la preuve, notamment en matière d'agression sexuelle. On a souhaité que certains souhaitent éliminer la prescription. Tout ça dans une simplification populiste insupportable.

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