« Nous n’avons pas de terre rare plus précieuse que la langue, alors tenons parole »

« Nous n’avons pas de terre rare plus précieuse que la langue, alors tenons parole »

Camille Laurens[1]

Dans une précédente édition de la Tribune, nous vous proposions plusieurs pistes d’action afin de construire un barreau plus inclusif.

Parmi celles-ci : la visibilisation des femmes avocates par l’utilisation d’un langage plus égalitaire tant à l’oral qu’à l’écrit.

En tant qu’elle reflète et influence nos représentations sociales, la question du langage est loin d’être anodine.

Un petit détour par l’histoire nous enseigne qu’elle a été utilisée comme outil de pouvoir par la classe dite « savante » afin de se distinguer du « peuple ».

Ainsi, peut-on lire dans les cahiers préparatoires du tout premier dictionnaire rédigé par l’Académie française : « L’orthographe servira à distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes ».

L’évolution du langage ne s’est donc pas effectuée à partir de la base mais a été imposée, d’une manière inique, par quelques dirigeants.

« Les simples femmes », comme ils les appelaient, occupaient alors une place importante dans le discours populaire et les usages en vigueur ne proposaient pas du tout la prédominance du genre masculin.

L’accord de proximité prévalait à l’écrit « l’adjectif qualificatif s’accorde avec le mot le plus proche auquel il se rapporte » (« Que les hommes et les femmes soient belles ! »)[2].

Les doubles féminins des noms de métiers et de fonctions, de titres et de grades étaient quotidiennement employés dans les échanges, comme nous l’explique la chercheuse et professeure de littérature Eliane Viennot, ayant retrouvé une liste de métiers au féminin datant du 13ème siècle et parmi lesquels figurent des métiers dont on pense qu’ils ont longtemps été l’apanage des hommes : « abbesse, ambassadrice, générale, savante, mairesse, inventrice, procureuse, philosophesse… ». On retrouve également le titre de chirurgienne en 1350, écrit « cyurgienne » (Dister et Moreau, 2013), « autrice » à partir de 1570 et même « femme d’état » à la fin du 16ème siècle[3].

Les académiciens ont supprimé l’accord de proximité et les formes féminines désignant des fonctions prestigieuses considérées inappropriées pour les femmes.

L’effacement du féminin a donc pris racine dans les modifications de la langue française opérées par les grammairiens dans le courant des XVII et XVIII èmes siècles et imposant la supériorité du genre masculin, le qualifiant de genre « noble », le mieux à même de représenter l’universel.

Il ne s’agit donc pas de rendre la langue plus neutre en employant des masculins « génériques » ou « non marqués » mais plutôt de faire disparaître l’idée même d’une femme occupant une position de prestige[4].

S’est ainsi instaurée dans le langage une inégalité entre les genres masculin et féminin contribuant à biaiser les représentations du réel par des mécanismes d’invisibilisation du genre féminin (Dans notre quotidien, des exemples de ce type abondent. Si nous lisons en Une d’un journal « Les chefs politiques se sont réunis», n’imaginons-nous pas des hommes en costume-cravate assis autour d’une table ? En revanche, écrire « Les chef·fe·s politiques se sont réuni·e·s » permet non seulement de saisir instantanément que la réunion accueillait à la fois des hommes ET des femmes mais aussi, et c’est essentiel, de donner à cette fonction de chef.fe une dimension...inclusive)[5]

Peut-on encore soutenir que la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin est une simple règle grammaticale alors qu’elle n’a aucun fondement linguistique ?[6]

En réalité, cette règle est le reflet d’une société délibérément écrasante pour les femmes où le masculin était considéré comme plus « noble » que le féminin ( « le genre masculin étant le plus noble doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble » explique Claude Favre de Vaugelas en 1647. Pourquoi serait-il « le plus noble » ? Nicolas Beauzée nous éclaire en 1767 en expliquant que le « masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».Ces auteurs ne s’en cachent pas : ils soutiennent des règles grammaticales reflétant leurs valeurs. Comme le soulève Alexandre Flückiger, « [s]i la question était totalement nouvelle et devait être normée aujourd’hui, [la décision d’imposer le masculin générique] serait immédiatement considérée comme discriminatoire et arbitraire » La grammaire comme nous la connaissons aujourd’hui résulte d’un projet politique de masculinisation de la langue. »)[7]

Le langage juridique n’a pas échappé à cette hiérarchie sociale et a longtemps été masculin « par défaut », ce qui a contribué à renforcer des stéréotypes et invisibiliser les femmes.( avocat, magistrat, curateur, bâtonnier, procureur, etc.)

C’est ce qu’on appelle le plafond de verre linguistique. Celles qui percent le plafond de verre sont plus susceptibles d’être désignées au masculin, comme pour leur rappeler que leur place est au plancher.

Il est donc important de visibiliser le féminin pour permettre aux jeunes filles de se projeter dans des fonctions qui sont encore aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, pensées comme étant réservées aux hommes.[8]

En 2017, 314 membres du corps enseignant français ont signé une tribune intitulée « Nous n'enseignerons plus que "le masculin l'emporte sur le féminin"». En s’opposant à une règle grammaticale dont elles et ils rappellent au passage l’origine politique, ces professeur·es désirent lutter contre la propagation de représentations mentales discriminantes puisqu’elles portent « la nécessaire subordination du féminin au masculin ». Patricia BONNARD, enseigne le français à Genas dans le Rhône et témoigne : « Je vais être sincère, c’est un combat qui m’a longtemps fait sourire. J’avais une cheffe d’établissement qui signait « Madame la Principale » et je trouvais ça un peu inutile, pour tout dire, ridicule. Pour moi, il s’agissait d’une affaire de fonction, et non de personne, et cette fonction était neutre. Sauf que ce neutre est aussi un masculin !Et qu’en y réflechissant, je me suis rendue compte que dans ma tête, ces fonctions m’apparaissaient plus prestigieuses au masculin qu’au féminin. Ce qui a commencé à faire son chemin… »

« La langue influence la place des femmes. On ne conçoit pas ce qui ne se voit pas ou ce qui ne s’entend pas » [9]

Longtemps, pour être acceptées dans la sphère dite « de pouvoir », les femmes ont dû « neutraliser » leur genre. Adopter le féminin aujourd’hui est un véritable acte politique : avocate, bâtonnière, magistrate, curatrice, médiatrice, administratrice, consoeur, procureure, etc. Le langage indique ce qui est légitime. Plus vous les nommerez, plus vous les ferez exister.

Loin d’être une fatalité, notre langue est vivante et partant en constante et nécessaire évolution. La langue est ce que nous en faisons.

« Nous sommes toutes et tous responsables de la vitalité du langage, de sa précision, de sa justesse. » [10]

Ceci est d’autant plus vrai dans le domaine du droit où chaque mot compte et où la précision est cruciale. Cette dernière n’est pas l’apanage du masculin loin s’en faut . En effet, une culture où le masculin est utilisé pour désigner tantôt les hommes tantôt un groupe mixte ouvre forcément la voie à des difficultés d’interprétation.

Le respect de nos valeurs d’égalité doit pouvoir influencer la langue et l’écriture en donnant la même visibilité donc la même dignité aux femmes qu’aux hommes.

Alors, « quelle écriture pour quelle justice ? » écrivait Jean-Marie Klinkenberg, dans sa carte blanche publiée dans le 15ème jour du mois, mensuel de l’ULiège, décembre 2017, n°269.

Décriée par certain·es, naturellement adoptée par d’autres, l’écriture inclusive est un levier pour moderniser le langage juridique et rendre notre profession plus représentative et respectueuse de toutes et tous.(8)

Il s’agit plus selon nous d’une incitation à l’ouverture plutôt qu’à l’exclusivité qui génère, comme tant d’autres comportements, de la discrimination.

Elle peut revêtir différentes formes : [11]

  • La double forme ou double flexion : les avocates et les avocats, le bâtonnier et la bâtonnière
  • L’énumération par ordre alphabétique : celles et ceux
  • La reformulation neutre : les membres du barreau
  • Le recours aux termes épicènes : juriste
  • Le point médian : avocat·e,

N’hésitez donc pas à intégrer l’écriture inclusive dans vos communications sans craindre qu’elle alourdisse vos textes[12] où qu’elle les rende agrammaticaux (même l’Académie française s’est ralliée au projet de la féminisation des noms de métier en 2019 alors qu’elle refusait encore certains termes pourtant bien ancrés dans l’usage).[13]

Bien utilisé, cet outil permet de promouvoir une justice accessible, efficace et respectueuse de chacun·e.

Usez de créativité et encouragez vos consoeurs et confrères à cette pratique !

Ce combat de la visibilité des femmes dans le langage est essentiel et prend place aux côtés d’autres combats tels que les inégalités salariales, les violences faites aux femmes, etc.

Rappelons-nous que CHAQUE discrimination est UNE discrimination.

Comme le précise Jean-Marie Klinkenberg, dans sa carte blanche publiée dans le 15ème jour du mois, mensuel de l’ULiège, décembre 2017, n°269 : « Le combat langagier n’est donc qu’un paragraphe d’un long texte dont on ne voit pas la fin : le grand livre des luttes pour la justice. Un paragraphe modeste. Mais quand on sait le rôle que jouent les représentations lorsqu’il s’agit des rapports sociaux, on se convainc, que modeste, ce paragraphe est indispensable. »

La question du langage et de l’écriture inclusive est donc primordiale.

Elle traduit un véritable engagement pour l’égalité et la non discrimination qui sont des valeurs fondamentales de notre métier d’avocat·e désormais inscrites dans notre code de déontologie parmi les principes fondamentaux de notre profession.

Ces valeurs, au même titre que les valeurs de dignité, de probité et de délicatesse font la base de notre profession et en garantissent un exercice adéquat.

Alors, tenons parole !

Pour la Commission Egalité d’AVOCATS.BE, Fabienne Marghem, Sandrine Job, Hanna Bouzekri.
 

Tribune n°276 (26/06/25)


[1]https://www.instagram.com/reel/DG1WMCJNQkp/?igsh=MWJ5bjRnb3VwMDg0OQ==

[2] En mars 2012, la Ligue de l’enseignement, Le monde selon les femmes et Femmes solidaires ont lancé une pétition – «Que les hommes et les femmes soient belles!» –, qui demande à l’Académie française de réformer l’accord de l’adjectif sur Petitions24.net. «Cette règle de grammaire apprise dès l’enfance sur les bancs de l’école façonne un monde de représentations dans lequel le masculin est considéré comme supérieur au féminin», affirme ce texte, qui a déjà recueilli plus de 3300 signatures.

[3] Voir les recherches de Eliane VIENNOT, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, IX, 2014. : voir aussi : Coline Barthélemi & Christiana Charalampopoulou, « Retour d’atelier : l’écriture inclusive dans le monde scientifique » -22.06.2018 – Transitions (https://transitions.hypotheses.org/234).

[4]« La féminisation des titres qui n’exercent pas de pouvoir n’a jamais posé de problème : ouvrière, boulangère, secrétaire, infirmière,…la question est beaucoup plus controversée pour doctoresse, directrice, autrice, entrepreneuse,… » cfr infra en note (8)

[5]Namêche Floriane, L'écriture inclusive : un pas de plus vers l'égalité ?, CVFE, décembre. 2018 - https://www.cvfe.be/publications/analyses/188-l-ecriture-inclusive-un-pas-de-plus-vers-l-egalite

[6] cfr article de Titiou Lecocq : « Si seulement mes enfants pouvaient ne pas apprendre le masculin l’emporte toujours sur le féminin »- 20.09.2017 (http://www.slate.fr/story/151880/masculin-emporte-toujours-féminin)

[7] Christiana Charalampopoulou. Retour d’atelier « L’écriture inclusive dans l’écriture scientifique : Pourquoi ? Comment ? 2018 hal-01830645.

[8]« Combien de temps faut-il à un·e étudiant·e en droit pour réaliser que « le juge Wilson » était la première femme à être nommée à la Cour suprême ? »La rédaction inclusive en droit : pourquoi les objections ratent-elles la cible ? Michaël Lessard et Suzanne Zaccour. 2021 CanLIIDocs 1022. p 125 ; Sur les freins à la féminisation des noms de métier voir encore : Féminin des noms de métiers : qu’est-ce qui bloque ? par Alicia BIRR. 21 janvier 2025 : https://reworlding.fr/feminin-des-noms-de-metier-quest-ce-qui-bloque/

[9] capsule vidéo réalisée par le Barreau de Liège-Huy avec l’appui d’Isabella LENARDUZZI de JUMP https://www.youtube.com/watch?v=8-fsDZvAy94)

[10] op.cit. en note (1)

[11] voir en bonus : l’écriture inclusive : comment ça marche ? in L’écriture inclusive : un pas de plus vers l’égalité ?op.cit. en note (4) ; voir aussi : https://livre.cfwb.be/publications-ressources/collection-guide Quand dire, c'est inclure : pour une communication officielle et formelle non discriminatoire quant au genre, par le Conseil de la Langue française, des Langues régionales endogènes et des Politiques linguistiques.

[12] Voir trois stratégies simples proposées dans « La rédaction inclusive en droit : pourquoi les objections ratent-elles la cible ? » op.cit. en note (7) pp 128-129 ;

[13] Académie française, «La féminisation des noms de métiers et de fonctions » Langue française (1 mars 2019), en ligne: <perma.cc/R4TV-LU4A>;Académie française, «Laféminisation desnomsdemétiers,fonctions,grades outitres.Miseaupointdel’Académiefrançaise » Déclaration de l’Académie française (10 octobre 2014), en ligne: <perma.cc/2UWV-PBSA>.

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